Imatges de pàgina
PDF
EPUB

Histoire classique.

qui ne s'acquiert pas dans les livres, voyant avec leurs propres yeux, et transmettant à leurs lecteurs l'impression subie sur les lieux. Bien que semblables à ceux qui transcrivent les hiéroglyphes sans les comprendre, les interprétant à leur guise et quelquefois les reproduisant à faux, on est avide d'apprendre d'eux, comme il arrive pour les navigateurs du quinzième siècle, de quelle manière virent les choses ceux qui les virent les premiers.

De même que les poëmes d'Homère déterminèrent la forme des épopées subséquentes, ainsi les applaudissements donnés en Élide au père de l'histoire poussèrent ses successeurs à l'imiter dans la composition, dans la forme et dans le style. De Thucydide à Ammien Marcellin, nous trouvons des annales, des vies, des commentaires de mérite divers, et parfois éminent, mais sans esprit de suite et d'ensemble, sans le but de représenter tels qu'ils sont, une nation, un siècle, un héros, les désastres et les conquêtes du genre humain et de la liberté. Voilà pourquoi Aristote mettait l'histoire d'un degré au-dessous de la poésie, comme un art auquel suffisait un fait vrai ou faux pour déployer tout le luxe du style et de la rhétorique. Hérodote déclare écrire afin que la mémoire des grands et merveilleux exploits ne se perde pas; Thucydide, parce qu'il croit la guerre du Péloponèse plus digne de souvenir que toutes les précédentes; Tite-Live laisse à l'écart les particularités qu'il désespère de retracer avec un certain appareil, et s'arrête volontiers à l'endroit favorable pour une description, pour une harangue; Justin loue Trogue-Pompée de ce qu'il procura aux Latins la facilité de lire dans leur langue les hauts faits des Grecs. Vous trouverez bien çà et là dans Polybe de judicieuses observations: à son exemple, Salluste s'efforça de remonter des effets aux causes. Il est vrai que Cicéron appela l'histoire l'institutrice de la vie. Caton, Varron, Denis d'Halicarnasse s'appliquèrent à recueillir les origines et à déchiffrer les antiquités; mais, pour cela, ils ne sortirent pas du sillon tracé; ils ne déposèrent pas l'égoïsme des sociétés d'alors; ils ne portèrent pas leurs regards au delà des faits partiels, et ne subordonnèrent pas la forme à la pensée. Je ne parlerai pas de Suétone, quêteur d'anecdotes; mais Plutarque même, éclectique de style, d'érudition, de morale, Plutarque, qui dans sa naïveté même se révèle le fruit d'une société décrépite, nous fait-il connaître entièrement et Solon et Aratus et Pompée ? Tacite, dont l'indignation aiguil

lonna le génie pour pénétrer au fond des actions et sonder leurs causes, fait voir à nu les personnages et les faits; mais en vain l'interrogerez-vous sur les lois, les mœurs, les arts, la religion,⚫ sur ce qui constitue le caractère d'un peuple. Ses renseignements, exacts, mais égrenés et incomplets, ne vous feront pas comprendre l'esprit du gouvernement impérial; les yeux sur Romne, il ignore les mœurs de l'Asie, et jusqu'à sa géographie; il regrette la république sans s'apercevoir qu'elle a péri irréparablement sous ses propres coups; il voit apparaître une secte d'hommes exempts des vices qu'il reproche aux autres, mais il les confond avec les astrologues et les magiciens; il raconte les persécutions auxquelles ils sont en butte, sans s'inquiéter si elles sont justes, sans s'apercevoir que la religion de Numa tombe en ruine et que le monde est mûr pour une régénération. En somme, l'art était l'idole perpétuel des anciens écrivains. Des discours aussi beaux que peu vraisemblables devaient varier le récit, et suppléer pour l'historien la tribune devenue muette. De là résulte que le côté pittoresque de l'histoire, la reproduction exacte des usages, les particularités les plus précises et les plus intéressantes étaient abandonnées à l'érudition. Tite-Live ne fait pas même mention des traités de commerce entre Rome et Carthage, et Tacite n'aurait jamais donné place dans ses récits à la peinture des mœurs des Germains.

En s'occupant ainsi d'offrir un appât plutôt que des leçons sévères, l'historien ne songe pas au perfectionnement de l'espèce par les souffrances de l'individu; il étouffe dans le sentiment de la patrie la bienveillance universelle et maudit chez le Barbare ce qu'il applaudit chez le Grec et le Romain. Puis le lecteur, qui se contente de fleurs de rhétorique et d'ornements artificiels, s'habitue à considérer plus le brillant que le vrai, à séparer les idées du beau et du bien, à préférer la force désordonnée qui déborde à la force régulière qui persiste; ainsi se fomente cette sympathie pour les événements heureux, dangereux penchant de la nature humaine.

Au déclin de la puissance romaine, n'apparaissent plus que des compilateurs et des abréviateurs; puis, une fois qu'elle a succombé par les vices du dedans et par les invasions du dehors, l'histoire, en un silence morne comme celui qui succède dans la nature au fracas de la foudre, ne trouve plus de voix pour raconter l'événement le plus notable de l'antiquité.

Et cependant, tandis que les Byzantins du Bas-Empire s'obstinaient à modeler sur des formes antiques des sentiments et des faits d'une nature nouvelle; tandis qu'à force d'art ils ne parvenaient qu'à se rendre inutiles et fatigants, en Occident, l'histoire, de même que tout autre genre d'études, se refugiait dans les cloîtres. C'était, il est vrai, une position favorable pour observer les faits d'un point de vue élevé en même temps que sûr; mais l'ignorance universelle ne permettait guère d'espérer y rencontrer une intelligence capable d'embrasser dans son ensemble un mouvement aussi varié, et de distinguer les détails accidentels de ce qui méritait d'être transmis à la postérité. La plupart écrivant pour leur monastère et pour leurs frères en religion, se bornent à des événements très-partiels, et, avec une inculte bonne foi, racontent ce qu'ils voient; mais ils voient mal. Quant à l'état général de la nation, aux mœurs, aux usages, c'étaient choses si naturelles à leurs yeux, qu'ils ne les croyaient pas le moins du monde dignes d'être mentionnées.

Voilà pourquoi l'époque à laquelle le genre humain marcha d'un pas plus hardi resta privée d'historiens; et le rétablissement de l'empire d'Occident, les croisades, la formation des communes, furent loin d'avoir, aux yeux des plus habiles, l'importance qu'ils méritaient aussi, lorsque nous demandons aux chroniqueurs de nous aider à résoudre le problème compliqué de notre situation actuelle, nous abandonnent-ils dans une obscurité complète. Les persécutions, les hérésies, les barbares, n'avaient pas laissé le temps au christianisme de renouveler les études comme il avait renouvelé l'esprit de la société; ce qui leur fit conserver la forme païenne, la philosophie d'Aristote et l'adoration des classiques. Quand parfois, tout rudes et incultes qu'ils sont, ils abandonnent pour un moment le ton de la chronique, c'est pour revenir au faire antique, à la dignité factice, aux harangues fleuries, aux descriptions de batailles, aux jugements modelés sur les souvenirs de Rome et d'Athènes.

Si, néanmoins, l'enfance des idiomes nouveaux et la décadence des anciens; si une morale pleine de préjugés, une politique étroite, sont pour eux autant d'entraves, combien les rend précieux cette fidélité naïve et comme transparente avec laquelle ils exposent leurs propres opinions et celles de leur temps! C'est donc plus le narrateur que les narrations qu'il faut étudier en eux.

[ocr errors]

On remarque chez les plus vieux l'effroi d'un orage qui plane de plus en plus menaçant, un regret farouche du passé; puis, après le dixième siècle, la lueur d'espoir avec laquelle ils saluent une ère nouvelle; enfin, la crédulité impassible de ceux qui racontent les croisades, « par le besoin de recorder aux hommes combien pâtirent les guerriers dans leur glorieuse conquête. On trouvera dans Villehardouin, dans Joinville, Froissart, Holinghsed, Paris, chez les auteurs espagnols, le sentiment vrai des guerres saintes et de la chevalerie; de même que dans Dino Compagni, dans Jamsilla, dans les Villani, la condition réelle des communes italiennes. Parfois, la grandeur des événements les pousse presque par instinct jusqu'au sublime, et leur fait lancer des éclairs qui aident les esprits d'élité à retrouver, par de justes inductions, de précieuses vérités. Il y a plus : le sentiment religieux, chez eux prédominant, en élève quelques-uns au-dessus des intérêts d'un jour et d'un pays, et leur fournit une mesure plus généreuse pour reconnaître ce qui est juste et pour évaluer les angoisses des victimes. Aussi, sous leur simple ignorance, sent-on une bien autre vigueur que dans les exercices scolastiques et décrépits des Byzantins ou dans les chroniques orientales; car dans celles-ci l'homme se montre frivole et n'apparaît qu'à demi, jamais ne brille une pensée qui révèle le fond du cœur humain, ni les malaises sociaux, ni les grandes raisons du bien et du mal.

Ces premiers pas dans la carrière donnaient à espérer qu'avec le secours d'études meilleures viendrait à éclore une forme d'histoire originale; mais la prise de Constantinople inonda l'Italie et l'Europe de rhéteurs, qu'on s'obstine encore à nous prôner comme les régénérateurs des lettres dans le pays qui avait déjà produit Dante, Pétrarque et Boccace, tandis que ces étrangers ne firent réellement que repousser l'esprit humain sur les traces des anciens, et, entravant les hardiesses du génie, que réduire toute science à l'imitation.

Alors, de même que la poésie et les beaux-arts, qui déjà avaient enfanté la Divine comédie et les cathédrales, renoncèrent à la naïveté, aux idées, aux formes nationales et chrétiennes pour se refaire grecs et latins, l'histoire se remit à la suite des anciens. Observez les premiers historiens, tant nationaux qu'étrangers, vous les verrez, dans la forme, entachés d'imitation, tandis qu'au fond ils pèchent par le défaut de critique dans

l'appréciation des sources et par leur admiration exclusive pour les faits éclatants, sans se douter même de la partie intime, la seule véritablement instructive. Les vicissitudes du gouvernement et du pouvoir, qui ne s'altèrent pas seulement par les changements extérieurs; les coutumes et les opinions au milieu desquelles les personnages ont vécu; leurs intentions, la justice ou l'iniquité de leurs entreprises, déduite, non des conventions humaines, mais des principes éternels; les désirs, les craintes, les griefs de cette foule qui ne prit nulle part aux événements publics, et qui en subit les effets; les éléments, en un mot, desquels seuls peut sortir un sage et majestueux jugement sur les faits, disparaissent sous la plume des écrivains de l'école classique. Ma⚫chiavel qui, le premier, appliqua son esprit à trouver des causes lointaines aux événements, créa une œuvre sans modèle, dans laquelle un style d'une nudité énergique, comme celle des athlètes, lui servit à graver sa pensée avec autant de facilité que de profondeur, Machiavel lui-même, au fond, est tout classique. Plein d'enthousiasme pour le triomphe, d'admiration pour toute témérité civile, Rome lui paraît grande, comme à Polybe, parce qu'elle subjugua tant de peuples et leur ravit, par force ou par ruse, richesses, lois, liberté, indépendance; tel était l'exemple qu'il proposait aux tyranneaux d'Italie; exterminer sous le glaive ou envelopper d'un réseau d'artifices tout ce qui résistait, et égorger des hécatombes humaines à l'idole d'une grandeur uniquement fondée sur la force. Voilà quelle est l'homicide conception politique du secrétaire florentin, tellement éloigné des idées modernes, que les érudits discutaient entre eux le point de savoir s'il parlait ironiquement ou de bonne foi; mais déjà le bon sens populaire avait prononcé, en donnant le nom de son auteur à cette malheureuse politique qui, s'étant une fois proposé une fin, n'hésite pas dans le choix des moyens entre la justice et l'iniquité, entre l'astuce et la violence: politique dont l'Italie est dénoncée comme l'inventrice par ceux qui l'en ont rendue la victime.

Machiavel cependant tient déjà du moderne; il introduit la discussion dans l'histoire et tend à réduire la série des faits à une thèse philosophique. Il est suivi dans cette voie par le subtil Comines et par Guicciardini. Ce dernier, plus servile imitateur des anciens, prolixe dans ses harangues, inanimé dans ses descriptions, d'une

« AnteriorContinua »