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Le despotisme, loin de diminuer le luxe, le fomente pour inspirer la mollesse et le goût des jouissances destinées à distraire

manteau grec, de parler mal leur langue avec maints barbarismes, de prendre part à des soupers tumultueux, parmi des gens de toute sorte, pervers pour la plupart? Tu n'as pas honte, dans ces banquets, de louer hors de propos, de boire outre mesure; et, en te levant le matin au bruit de la sonnette, en perdant le plus doux moment du sommeil, de courir haut et bas avec les autres, en ayant encore aux jambes les taches de boue de la veille? Quelle si grändé disette éprouvais-tu donc de lupins et d'oignons des champs? Manquais-tu de sources d'eau fraîche et courante, pour tomber en si grand désespoir?

Comme tu portes une longue barbe, que tu as je ne sais quoi dé vénérable dans l'aspect, que tu portes dignement l'habillement grec, que tout le monde te connaît pour professeur de belles-lettres, orateur ou philosophe, il lui semble (au maître du logis) qu'il est de bon air de mêler quelqu'un de cette espèce à ceux qui lui font cortége lorsqu'il sort, attendu qu'il passera ainsi pour un ami des sciences et des lettres grecques, pour un appréciateur éclairé des savants. Tu cours risque ainsi, vaillant homme, d'avoir donné à loyer, non tes discours merveilleux, mais ton manteau ou ta barbe.

Si quelque autre plus nouveau survient, tu es renvoyé, chassé dans un coin des plus humbles, où tu languis, témoin de ce qu'on apporte sur la table et de ce qu'on en dessert: si même les plats viennent jusqu'à toi, tu rongeras les os comme les chiens, et la faim te fera sucer doucement quelque feuille sèché de manve, jetée avec les restes. D'autres outrages ne te feront pas défaut. Nonseulement tu n'auras pas les œufs (car il n'est pas nécessaire que tu sois tou. jours traité comme une personne étrangère et peu connue; y prétendre serait d'ailleurs une imprudence de ta part), mais tu ne dois pas même avoir un poulet comme les autres; on en sert un gras et dodu à l'homme riche, on te donné à toi un demi-poussin, ou un vieux pigeon réformé, pour te faire honte et en signe de mépris. Souvent, s'il manque par hasard un des convives, et qu'il arrive ensuite inopinément, « Tu es de la maison, » te dit à l'oreille lé laquais; et il t'enlève soudain ce que tú as devant toi, pour le servir au survenant. Lorsqu'ensuite on découpe durant le repas soit un cerf, soit un cochon de lait, il te faut être dans les bonnes grâces de l'écuyer tranchant, ou te contenter de la part de Prométhée, c'est-à-dire des os avec la moelle.

Mais je n'ai pas dit qu'à l'instant où les autres savourent un vin vieux et délicat, toi seul bois de la mauvaise piquette. Plût au ciel qu'il te fût même accordé d'en boire à satiété, car il arrivera plus d'une fois, quand tu en demanderas, que le page feindra de ne pas t'entendre.

Si quelque bavard de serviteur vient à rapporter que tu n'as pas loué le petil garçon de la maîtresse de maison lorsqu'il dansait on jouait de la cithare, tu ne courras pas un mince danger. Il te faut donc coasser comme une grenouille qui a soif, pour te faire distinguer parmi ceux qui applaudissent; donner le ton aux plus enthousiastes, et maintes fois quand les autres font silence,

de la servitude et à indemniser de la tyrannie. Mais ce luxe, l'égoïsme le rendait sans cesse plus futile; on ne cherchait plus,

répéter quelque éloge médité, avec une dose surabondante de flatterie.

Tu dois rester couché et baissant le nez, comme dans les banquets des Perses, de crainte qu'un eunuque ne te voie lorgner quelque concubine; tandis qu'un autre eunuque reste là, son arc tendu, prêt à traverser les joues de l'audacieux qui regarde en buvant des objets défendus.

Telle est l'existence ordinaire de la ville. Que t'arrivera-t-il donc en voyage? Souvent lorsqu'il pleut, toi qui marches le dernier, puisque c'est le rang que le sort t'a réservé, tu attends les bêtes de somme, et, faute de voitures, on te juche, avec le cuisinier et le coiffeur de la maîtresse, sur un charriot, sans même mettre sous toi une quantité de paille suffisante.

S'il t'arrive de ne pas louer, on t'enverra bientôt, comme un être haineux et insidieux, aux latomies de Denys. Il te faut les trouver (les maîtres de maison) et savants et éloquents: s'ils tombent dans quelque solécisme, leurs discours n'en doivent pas moins exhaler toujours le parfum de l'Hymette et de l'Attique, et être destinés à devenir des modèles de bon langage pour l'avenir. Ce que font les hommes est encore ce qu'il y a de plus supportable. Les femmes sont bien pires (car les femmes affectent aussi d'avoir à leurs gages et à la suite de leur litière quelque savant). Elles les écoutent parfois (le tout pour rire), lorsqu'elles font leur toilette ou s'occupent de friser leurs cheveux. Très-souvent, tandis que le philosophe se livre à ses démonstrations, survient la chambrière, qui apporte les billets d'un galant. Lui alors s'interrompt prudemment dans ses discours, en attendant qu'on se remette à l'écouter, après avoir répondu à l'arnant.

A la fin, quand il s'est écoulé longtemps, et que reviennent les Saturnales et les Panathénées, on t'envoie un misérable manteau, ou bien une tunique usée; et il faut en faire grand étalage. Le premier qui a entrevu la pensée dans l'esprit du maître accourt bien vite te l'annoncer, et ne remporte pas une mince récompense pour pareille nouvelle. Ils s'en viennent le matin, au nombre de treize, t'apporter le cadeau; chacun te faisant valoir le bien qu'il a dit de toi, et le soin qu'il a pris, sur l'ordre qu'il a reçu, de choisir ce qu'il y avait de mieux. Ils s'en vont ensuite après avoir été tous récompensés par toi, tout en grommelant de ce que tu ne leur as pas donné plus. Ton salaire t'est payé ensuite à regret par deux et par quatre oboles; si tu demandes, tu passes pour ennuyeux et indiscret : il te faut donc, pour l'avoir, supplier et caresser, et tu dois de plus courtiser l'intendant, ce qui exige un genre de flatterie tout différent. Le conseiller ordinaire et l'ami ne sont pas non plus à négliger; et, en attendant, tu te trouves débiteur envers le tailleur, le médecin, le cordonnier, de ce que tu vas toucher: ainsi ces récompenses, ne te procurant aucun avantage, ne sont pas des récompenses pour toi.

On invente contre toi mille calomnies.

Tu es accusé, soit d'avoir voulu corrompre le petit garçon, soit, malgré ta vieillesse, d'avoir violenté une chambrière, soit de quelque autre galanterie. Alors un beau soir on te prend empaqueté dans ton manteau, et on te.pousse dehors par les épaules. Misérable et abandonné de tous, tu as pour compagne

comme au temps de la république, à enrichir la patrie des marbres et des bronzes enlevés au monde vaincu : on n'élevait plus, comme sous Auguste, des monuments splendides; on courait avidement après les grossiers plaisirs de la bouche. C'était à qui engloutirait Gourmandise. cinq dîners par jour; puis on se vidait l'estomac, pour se gorger de nouveau. Chacun de ces diners coûtait un millier de sesterces (198 f.), pour ne parler que des gens modérés; car on vit des hommes en dépenser trente mille pour acheter trois barbeaux. Tibère, à qui on en fit présent d'un lorsqu'il n'était pas encore effrontément vicieux, le trouva d'une trop grande valeur pour sa table, et l'envoya vendre. Octavius, qui l'acheta, le paya cinq cent mille sesterces (99,000 f.). Cet Octavius était l'émule d'Apicius, qui fut à Rome le type de la gloutonnerie, dans laquelle il se montra passé maître (1); de cet Apicius qui, après avoir englouti à table d'immenses trésors, se tua, pour ne pas se trouver réduit à vivre avec dix millions de sesterces seulement (1,980,000 f.) (2).

L'enchère était surtout mise sur les poissons, et c'était à qui se procurerait les plus rares et les plus gros. On en conservait dans des viviers; des magistrats étaient chargés d'empêcher qu'on ne les éloignât des côtes. Martial reproche à Calliodore d'avoir dévoré un esclave dans un repas, parce qu'il l'avait vendu mille trois cents deniers, pour acheter un rouget de quatre livres (3). On servait parfois le poisson vivant et frétillant sur la table, afin que les nuances diverses que l'agonie faisait subir aux couleurs réjouissent les convives, qui, un instant après avoir senti l'animal glisser sous

de ta vieillesse une bonne goutte; et comme tu as oublié depuis tant de temps tout ce que tu savais, tu as le ventre plus grand que la bourse. Or c'est là ton tourment, car tu ne peux ni remplir ton estomac ni lui faire entendre raison, attendu que la gourmandise demande sa pâture accoutumée, et ne peut s'en passer sans souffrir.

(1) Trois Apicius sont cités : l'un durant la république; celui dont il est ici question, au temps de Sénèque; et un autre à l'époque de Trajan. Le second est le plus célèbre; plusieurs ragoûts conservèrent son nom, et on lui attribua un traité sur l'art culinaire (De re Culinaria).

(2) Desideras, Apici, bis tricenties verri,
Sed adhuc supererat centies tibi laxum.
Hoc tu gravatus, ne famem et sitim ferres,
Summa venenum potione ducisti.

Nil est, Apici, tibi gulosius factum.

(3) MARTIAL, X, 31.

T. V.

MART., XII, 3.

leur main, le voyaient reparaître assaisonné. Le cuisinier était en conséquence le serviteur le plus important, et la préparation de banquets exquis la principale occupation des esclaves. Puis tout à coup le riche veut essayer de la pauvreté; il se retire dans une petite chambre sous le toit, pour y manger par terre (1); et l'on trouve que c'est une invention merveilleuse d'arranger l'écaille de manière à lui faire imiter le bois, pour avoir des meubles valant mille fois plus qu'ils ne paraissent.

Ce n'est pas tant néanmoins la gourmandise ou la mollesse que l'on est jaloux de satisfaire, que la manie de l'extraordinaire (monstrum), la première passion de ce temps. De là les étranges fantaisies des empereurs et des particuliers, les statues colossales, si opposées à cette mesure qui avait constitué la perfection de l'art grec; de là le pont gigantesque de Caligula, les vingt chevaux attelés au char de Néron, et son palais démesuré et ses énormes simulacres; de là le vaste amphithéâtre de Vespasien, les thermes de Caracalla, le tombeau d'Adrien, d'autant plus admirés qu'ils s'éloignaient plus de ce qui s'était fait auparavant. On alla jusqu'à ne plus vouloir de la lumière du jour; on eut de grandes bibliothèques qui ne s'ouvrirent jamais; on prétendit avoir des roses en hiver, et de la neige en été. Un personnage consulaire paie six mille sesterces deux coupes d'un verre nouveau; des vases aussi précieux que fragiles doivent aiguillonner le caprice par la pensée du danger de les briser. La nacre et l'écaille sont travaillées avec une habileté merveilleuse; une table extraordinaire, en bois de citronnier, coûta à Céthégus un million quatre cent mille sesterces (277,200 f.); Ce fut un mérite que d'être un buveur sans pareil, et Tricongius mérita ce surnom pour avoir fait l'admiration de Tibère en engloutissant trois conges de vin.

Cet empereur essaya dans le principe de remédier quelque peu au nombre excessif des lieux de débauches, des tavernes, des histrions; au luxe des meubles, et surtout des vases de Corinthe, Le sénat interdit l'usage de la soie pour les hommes et celui des vases en or pour la table, voulant qu'ils fussent réservés aux temples et aux cérémonies sacrées. Mais quel frein apporter là où la licence était si grande, où elle avait pour s'enhardir encore l'exemple de ceux qui gouvernaient? Nous avons beaucoup dit sur eux, et nous pour

(1) SÉNÈQUE, Ep. 18, 100. Pauperis cella.

rions dire encore beaucoup. Agrippine paya six mille sesterces un rossignol. Caligula buvait souvent des perles liquéfiées, dans ses banquets; ou bien il faisait faire le service dans des plats d'or, qu'il distribuait ensuite à ses convives; il lança plusieurs jours durant des sommes d'or au peuple; il fit construire des galères de bois de citronnier avec des voiles de soie et des proues d'ivoire ornées de perles, et transporter d'Égypte un obélisque sur un vaisseau si grand, que quatre hommes avaient peine à en embrasser le mât, Néron a des tapis babyloniens du prix de quatre millions de sesterces, une coupe murrhine de trois cents talents; il dépense pour les funérailles d'un singe tous les trésors d'un riche usurier qu'il a exilé, et consomme pour celles de Poppée autant de parfums que l'Arabie en peut produire dans une année. Tout cela est admiré, parce que tout cela est extraordinaire.

Il y avait donc à cette époque d'immenses richesses, une grande culture d'esprit, un vaste empire, de larges et belles routes, des armées et des flottes puissantes, un commerce qui s'étendait aux derniers confins de la terre. Tous les éléments dont se compose pour quelques-uns la prospérité sociale se trouvaient réunis. Mais cela suffit-il? Un regard jeté sur l'empire peut résoudre la question. Qu'y trouve-t-on en effet? Le désordre de l'intelligence, l'absence de principes sociaux, religieux, philosophiques; une dépravation profonde, le vice et l'impiété érigés en système; la férocité chez les maîtres, la férocité chez les esclaves, l'adulation chez les philosophes; une corruption tranquille et une corruption impétueuse; un instinct farouche chez le soldat, un instinct remuant et lâche chez le vulgaire; la stupidité enfin d'une plèbe immense qui reste indifférente entre le vainqueur et le vaincu.

A une extrémité se trouvait l'empereur, les soldats, les grands; à l'autre, la multitude, sans classe intermédiaire qui pût régénérer la nation, multitude tremblante comme les grands, comme les soldats, comme l'empereur, tous en crainte les uns des autres; conséquence de l'égoïsme universel. Les uns s'élevaient au-dessus de leur bassesse originaire en approchant des grands, et en tâchant, à force de flatterie et d'espionnage, de s'introduire dans leurs rangs; d'autres se plaisaient à se confondre parmi le peuple pour toucher leur part des libéralités dont il était l'objet, et pour éviter les périls auxquels on s'exposait en se mettant en vue.

Quelque moraliste se récriait sans doute de temps en temps, et

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