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Philosophie.

un égoïsme universel en résultait. Chacun se concentrant en soimême se défiait de son voisin, qui ne savait ni sa manière de penser ni ses projets, personne n'étant d'accord sur quelque principe que ce fût en fait de politique, de morale ou de religion. Le sénat, bien qu'il ne représentât plus rien, retirait dédaigneusement du peuple sa main protectrice: les prétoriens voulaient tyranniser; et, pourvu qu'ils en eussent le moyen, pourvu qu'ils trouvassent une augmentation de solde et un allégement dans le service, peu leur importait d'être les exécuteurs d'assassinats. La plèbe, qui haïssait les patriciens et s'en défiait, voyait avec joie son tribun sévir contre les descendants de ceux dont les pères l'avaient tenue sous le joug et affamée. Au dehors, Grecs ou Gaulois n'avaient aucune sympathie pour les Romains; les Romains n'avaient nulle pitié de la Germanie opprimée, livrée aux meurtres et aux concussions. Cependant jusqu'à Pison vous ne trouvez aucune tentative de conjuration. Pison lui-même conspire par ambition, non dans le désir de rétablir la république, vœu continuel et impuissant de tous les cœurs généreux. Mais ce regret du passé n'existait que chez les esprits élevés; le peuple restait impassible, et il était content lorsqu'on lui donnait de temps en temps, avec les combats de gladiateurs, le spectacle de quelques nobles têtes abattues. Les soldats n'élevèrent pas non plus une seule fois la voix contre les Jules: soumis encore à l'ancienne discipline, ils confondaient la fidélité au drapeau avec celle qu'ils devaient à l'empereur. Ce ne fut qu'après la chute de cette famille qu'ils se crurent maîtres d'offrir l'empire à qui leur convenait.

A quoi bon, en effet, risquer un mouvement, quand on ne sait pas si l'on sera soutenu par son voisin? Caligula peut donc en toute sûreté remplir ses deux listes du poignard et de l'épée, Tibère envoyer les citoyens à la mort du sein de voluptés honteuses; l'oppresseur peut hardiment être brutal et forcené, quand les opprimés ne savent ni s'aimer ni s'entendre; quand ils ne connaissent d'autre gloire que celle de rendre hommage au maître (1). La générosité, la vertu! Il semblait que le blasphème de Brutus eût trouvé un écho dans toutes les âmes depuis que tout ordre avait ainsi disparu. La patrie ! Quel intérêt pouvait inspirer celle qui s'étendait de l'Elbe au Niger? La philosophie! mais elle manquait d'accord, d'efficacité. C'était un exercice d'école, dont le résultat le plus sublime consistait

(1) Nobilis obsequii gloria relicta est. TACITE, Ann. IV.

à savoir se donner la mort, à délaisser des frères aux misères desquels on n'avait point pris part.

La philosophie stoïque est, à vrai dire, l'unique symptôme de vigueur dans ces temps misérables: or, quels sont ses enseignements? Épictète, battu par son maître, lui dit : Prenez garde, vous allez me briser les os : le maître continue, et lui casse une jambe : Ne vous l'avais-je pas bien dit? reprend l'esclave.

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Voici comment cet esclave parlait de la liberté : « Puisqu'on appelle libre celui pour qui tout va au gré de son désir, je veux que << rien ne se fasse qu'à mon gré. Un fou me parlait ainsi : - O mon ami, la folie et la liberté ne marchent pas ensemble. La liberté « est une chose non-seulement très-belle, mais très-raisonnable; et << rien n'est plus déraisonnable ni plus laid que de désirer témé<< rairement et de vouloir que les choses nous arrivent comme nous « les avons pensées. Quand j'ai à tracer le nom de Néron, il faut « que je l'écrive non comme je veux, mais comme il est, sans y changer une lettre. Il en est de même dans tous les arts et dans << toutes les sciences; et tu prétends que sur la chose la plus grande, << la liberté, on voie régner le caprice et la fantaisie! La liberté con« siste à vouloir que les choses aviennent non comme il nous plaît, << mais comme elles doivent avenir. >>

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Ce sont là de sublimes exagérations. Mais une nécessité fatale dirige donc les événements de ce monde, et la volonté humaine a la force de résister et de souffrir, non celle d'agir. On ne peut espérer la tranquillité que dans un isolement austère et désolé. Démonax, philosophe respecté même de Lucien, dont la raillerie ne respectait rien, perd l'usage de ses membres, et, ne voulant pas employer la force avec les esclaves, ni agréer les services volontaires de gens qu'il méprise, se laisse mourir de faim. Marc-Aurèle, averti des trames d'un ambitieux, répond: Laissons-le faire : s'il n'a pas le destin pour lui, il échouera; s'il l'a, personne ne tue son successeur. C'est là du fatalisme, non de la clémence. « Le sage, « vous diront certains stoïciens, ne doit attendre le bien que de soi; « le seul mal est de croire au mal: il vaut mieux mourir de misère « sans crainte, que de vivre plein d'angoisses dans l'opulence. Il « vaut mieux que ton esclave soit à plaindre que toi malheureux. « Quand tu embrasses ta femme, tes enfants, souviens-toi qu'ils sont mortels; tu auras ainsi moins de douleur en les perdant. La compassion est le défaut des êtres faibles, qui se laissent toucher à l'as

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T. V.

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< pect des maux d'autrui ; ce qui fait qu'elle messied à un homme. « Le sage n'obéit pas à Dieu, il consent. Le sage est en un certain

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point supérieur à Dieu : car ne pas craindre est chez l'un un « mérite particulier à sa nature; chez l'autre, un mérite pro« pre (1). »

La charité est donc réputée un vice: et, sans parler d'elle, l'abstine et le sustine éteignent toute activité, enlèvent à l'amour ce qu'il a d'intime; ils font contempler d'un ceil indifférent les misères de la foule, mourant de faim sur le seuil du palais où s'ébat l'orgie au milieu des chansons d'Anacréon.

Quel est le comble de la vertu stoïque? C'est de s'obstiner dans le parti pris; c'est de regarder comme un crime égal à la trahison toute transaction avec l'ennemi de la liberté de la patrie, quand il ne stipulerait que l'oubli et la faculté de se retirer. C'est de se punir de la défaite comme d'une lâcheté; de disposer de sa propre vie comme d'un bien qu'on ne doit conserver qu'à certaines conditions; de mépriser les tyrans, qui ne peuvent que donner une mort non redoutée; et, jusqu'au dernier moment, de méditer sur soi-même. Voilà le secret de la magnanimité montrée par Crémutius Cordus et par tant d'autres, qui virent dans le suicide un refuge ou une espérance. Arria, femme de Pétus, en apprenant que son mari est condamné, se plonge un poignard dans le sein, et le lui présentant elle lui dit : Cela ne fait pas de mal. Vespasien ordonne à Helvidius Priscus de ne plus paraître au sénat : Tu peux m'enlever mon rang, répond-il; mais tant que je serai sénateur, je m'y rendrai. - Si tu y viens, ajoute l'empereur,' garde le silence. Pourvu que tu ne m'interroges pas, réplique-t-il. — Mais si tu es présent, reprend Vespasien, je ne puis pas m'empêcher de te demander ton avis. Ni moi, de te répondre comme je jugerai devoir le faire. Si tu en agis ainsi, je te ferai mourir.- T'ai-je dit que je fusse immortel? Nous agirons tous deux ainsi qu'il est en nous d'agir; tu me feras mourir, et moi je mourrai sans regret.

Au moment où Plautius Latéranus est conduit au supplice, un

(1) Miseratio est vitium pusillanimi ad speciem alienorum malorum succidentis: itaque pessimo cuique familiarissima est. SÉNÈQUE, de Clem., J, 5. Misericordia est ægritudo animi: ægritudo autem in sapientem virum non cadit. ID. Est aliquid quo sapiens antecedat deum: ille naturæ beneficio non timet, suo sapiens. Ep. 53.

affranchi de Néron lui adresse plusieurs questions: Si j'avais, répond-il, l'âme assez abjecte pour faire des révélations, je les ferais à ton maître, non à toi. Le tribun Statius, qui lui donna la mort, était son complice, et pourtant il ne lui adressa aucun reproche. Son premier coup n'ayant fait que le blesser, il secoua la tête, puis la replaça dans l'attitude convenable pour qu'elle fût abattue (1).

Flavius, condamné pour avoir pris part à la conjuration contre Néron, montra au tribun que la fosse qu'on lui avait préparée n'était pas assez profonde ; et quand celui-ci lui dit de bien tendre le cou, Puisses-tu frapper aussi bien! répondit-il, Caninius Julius en vient à des paroles vives avec Caligula, qui lui dit en le congédiant : Sois tranquille, je t'ai condamné à mort. Julius repartit: Merci, très-excellent empereur. Considérait-il comme une grâce de recevoir la mort sous un règne si détestable, ou, par une ironie à la manière de Socrate, voulait-il tourner en dérision la bassesse de ceux qui l'environnaient? Il passa dix jours avec la même égalité d'âme, attendant que Caligula lui tînt parole, et jouait aux dames quand le centurion entra pour lui annoncer qu'il devait mourir. Attends que je compte les pions, répondit-il tranquillement. Comme ses amis pleuraient, Pourquoi vous affliger? dit-il. Vous disputez pour savoir si l'áme est immortelle, et moi je vais m'éclaircir de la vérité. Au moment où il approchait du lieu du supplice, il répondit à un ami qui s'informait du sujet de ses pensées : Je veux observer si dans cet instant rapide l'âme s'aperçoit de sa sortie.

Quand l'ordre de mourir fut porté à Sénèque, il demanda à changer quelques dispositions dans son testament, ce qui lui fut refusé. Il consola alors ses amis en leur rappelant leurs entretiens habituels; en leur léguant, n'étant pas à même de leur laisser autre chose, l'exemple de sa vie et sa haine pour Néron, meurtrier de sa mère, de son frère et de son maître. Quand Pauline, sa femme, lui dit qu'elle voulait mourir avec lui, il ne s'y opposa pas. Je t'avais montré, dit-il, comment il fallait vivre; je ne t'envierai pas l'honneur de mourir. Si ta conscience ressemble à la mienne, ta mort sera glorieuse. Il se fit ouvrir les veines, et continua à dicter à ses secrétaires; mais la mort tardant trop à son gré, il se fit mettre dans un bain chaud, et répandit de

(1) ARRIEN, in Epict., I, 1.

l'eau sur les esclaves qui l'environnaient, en disant: Je fais ces aspersions en l'honneur de Jupiter Libérateur; conformément à l'usage des Grecs, qui, à la sortie d'un banquet, faisaient des libations à Jupiter Conservateur. Pauline suivait l'exemple de son mari dans un autre appartement; mais Néron ordonna qu'on étanchât son sang malgré elle.

Était-ce vertu, ou effet de l'imitation? Sénèque ne croyait pas que des récompenses ou des châtiments l'attendissent au delà de la vie, et il se réjouissait d'être revenu du beau songe de l'immortalité de l'âme. Il faudrait au surplus, pour admirer sa mort philosophique, oublier les immenses richesses qu'il avait acquises, et qu'il offrit d'abandonner à Néron s'il consentait à lui laisser la vie. Il faudrait oublier ses exigences usuraires, cause du soulèvement de la Bretagne; et ce qui est bien autrement grave, si le bruit public a dit vrai, sa complicité dans le crime d'un fils qu'il aurait poussé à égorger sa mère. Il est certain du moins qu'il ne s'éloigna pas de l'élève qui s'était souillé d'un pareil forfait, et qu'il prostitua son esprit jusqu'à écrire pour l'en disculper.

Lucain, son neveu, dénonce sa propre mère pour se sauver luimême; et Néron profite de sa lâcheté pour le déshonorer, tout en lui laissant la gloire de mourir en déclamant des vers. Méla, son père, n'attend pas même que son cadavre soit refroidi pour s'emparer de ses biens, afin de prouver à Néron combien il se soucie peu de la mort d'un fils coupable: mais Néron lui fait dire de s'ouvrir aussi les veines ; et il obéit, sans pousser une plainte. Voilà trois exemples de l'indifférence stoïque dans une même famille, tous trois accomplis héroïquement, et tous trois précédés d'une lâcheté. Jusqu'à quel point devons-nous donc admirer une philosophie qui enseigne à mourir, non à vivre? Sans un désir pour l'avenir, sans une pensée pour une seconde vie ou pour le progrès de l'humanité, les stoïciens se plongent dans l'inaction; s'ils se trouvent bons pour eux-mêmes, les autres n'ont pas à en attendre assistance; ils refuseront leurs hommages à un monstre: mais s'ils parviennent aux hautes magistratures, ils n'auront pas pour but le bien général. Aussi, bien que cette philosophie défendît la législation contre l'épicuréisme, elle ne l'améliora sur aucun point. C'est que la science antique avait plus de penchant à se tourner vers l'abstraction qu'à descendre à la pratique; ou bien elle s'appliquait encore aux choses personnelles, sans s'élever aux considérations de bien général,

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