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bonne grâce, que le peuple demande à grands cris que l'empereur lui donne la liberté (1).

A chaque instant des conspirations à la cour ou dans l'armée font sentir les défauts de cette constitution dans laquelle un prince, proclamé supérieur à la loi, est élevé et abattu comme un jouet d'enfant. Et ce ne sont pas là de ces révolutions où la société avance dans le sang comme le vaisseau dans la tempête, mais des factions auxquelles ne prend part qu'un petit nombre d'individus, sans profit pour la multitude, n'enfantant ni liberté ni expérience, et tuant le tyran pour affermir la tyrannie.

Du moment où la vie publique est concentrée dans le cabinet de l'empereur, il ne reste plus qu'à étudier le droit civil, qu'à exercer l'éloquence et les habitudes légales dans de misérables discussions d'intérêts privés. La noblesse antique a péri dans les proscriptions dictatoriales, dans les guerres civiles et dans les supplices impériaux. La noblesse nouvelle, qui n'a ni traditions à garder, ni priviléges à maintenir, se presse autour du prince pour exercer une part de sa tyrannie, et profiter à la hâte d'une proie qui ne tardera pas à lui échapper. Toute affection est éteinte pour une patrie qui ne procure plus à ses fils ni grandeur ni dignité; chacun s'occupe de soi, et songe, à l'aide des spéculations d'une avidité mercenaire, à exploiter les malheurs publics pour arriver aux honneurs, aux plaisirs, au pouvoir, et à la richesse surtout, qui sert à conquérir tout cela.

L'ambition et la cupidité gouvernent donc le monde, et un égoïsme avare rend les hommes inhumains, féroces. Celui qui con-、 serve encore le sentiment de ce qui est noble et juste gémit sur tant de maux, et, les voyant irréparables, abandonne la société aux fripons et aux ambitieux; il s'arme de mépris ou s'environne d'austères vertus qui n'ont plus rien de charitable; ou bien il s'étourdit au sein des voluptés, qui, à cette époque, dépassèrent toute mesure; ou enfin, se livrant à la superstition, il interroge un destin qu'il redoute et ne saurait éviter.

Le peuple, ignorant et opprimé, se réjouit non d'avoir perdu sa liberté, mais de voir la ruine de ses anciens oppresseurs; craignant de perdre ce qu'il ne possède pas, avide d'un avenir qu'il ne connaît ni n'espère, il se complaît à accroître le nombre des misères, à

(1) DION.

demander que les chrétiens soient donnés en pâture aux lions, ou que les tyrans qu'il adorait la veille soient jetés dans le Tibre.

Il n'est donc plus de pitié pour les faibles, plus de soumission envers les puissants, plus d'amour pour l'ordre social, plus de dignité de caractère, plus de respect pour la Divinité. Une corruption savante, une philosophie verbeuse, une littérature sans imagination, pauvre de raison, ne sachant plus que commenter ce qui s'est fait autrefois et s'engager dans des discussions sans fin, comme ces vieillards revenant sans cesse sur le passé quand ils ont perdu le sentiment du présent, voilà ce qui frappe l'observateur. L'Orient a jeté le trouble dans cette société décrépite, en y introduisant ses doctrines théurgiques, aliment tardif des croyances défaillantes; et il en est résulté que le merveilleux, l'incroyable sont devenus, pour ainsi dire, l'ordre naturel et la réalité.

Mais au moment où le mal paraissait irremédiable, l'harmonie, la sagesse, la beauté, la moralité sortent de la chaumière de Bethleem, et un esprit d'humanité s'épanche au dehors, en même temps que se propage au dedans une pureté inaccoutumée de croyances et de moeurs. Il nous était impossible d'accompagner l'humanité dans les pas qu'elle fait sur sa voie, sans insister longuement sur le christianisme, élément nouveau et fondamental de la société. Comme révélation, il apaise les esprits dans une vérité dont Dieu même est garant; comme réparation, il montre à l'homme la cause de ses égarements et l'unique moyen de se relever de son abjection; comme religion, il réalise la grâce, il institue les sacrements, il divinise le sacrifice, et à un culte sans morale il en substitue un d'une piété immaculée.

Sous le double rapport de manifestation de vérités incompréhensibles et de culte religieux, deux prérogatives de l'Église, qui sont d'origine surnaturelle, correspondent au christianisme, l'infaillibilité et le pouvoir de lier et de délier. Cette Église, association des hommes avec Dieu, dut, pour conserver le dépôt de la révélation, organiser la religion en société ayant ses lois, un gouvernement, des institutions; mais, au lieu de se limiter, comme les puissances temporelles, elle dut embrasser le monde entier dans l'unité de l'espèce humaine, pour diriger l'universalité vers un but moral.

De là la hiérarchie, avec un pontife et sa suprématie d'honneur et de juridiction; avec des évêques disséminés partout et se rattachant au chef; avec des prêtres rendant l'autorité féconde et ac

tive par l'enseignement, les consolations, les espérances. En excluant tout droit héréditaire, en imposant l'héroïsme du célibat et la perfection de la vie, le gouvernement ecclésiastique fut assuré contre le danger de tomber dans l'abîme de corruption où se précipitèrent les royaumes temporels; il conserva pure, même dans sa réalisation extérieure, la parole divine.

L'Église n'est pas néanmoins un État dans l'État, et le bâton pastoral ne fait pas obstacle à l'épée. Mais il en est des deux pouvoirs dans la société comme de la nature et de la révélation, de l'élément spirituel et de la condition corporelle qui existent simultanément dans l'homme indépendants l'un de l'autre dans leurs attributions, ils sont ramenés à l'unité non pas en envahissant tour à tour en sens opposé, comme ils firent au moyen âge et de nos jours, mais en conservant l'harmonie entre eux.

Sous l'aspect de la doctrine, le christianisme présente des dogmes supérieurs qui tendent au même but que la philosophie; car si celle-ci veut viser à ce qui est de nécessité et non accidentel, elle doit proposer pour but aux actions et aux connaissances le perfectionnement de l'homme moral, par l'usage légitime de ses facultés. Or le christianisme enseignant précisément ce qu'il importe de connaître, d'aimer et de pratiquer, il conduit puissamment à la civilisation, c'est-à-dire, au juste exercice des facultés rationnelles.

Nous avons toujours vu les religions influer d'abord au plus haut degré sur la civilisation des nations, puis, après l'avoir portée à une certaine hauteur, l'arrêter, la pousser même à déchoir. Au contraire, la civilisation moderne, assise sur le dogme catholique de l'égalité des âmes, c'est-à-dire, de l'unité d'origine, de rédemption, de fin, n'a plus rétrogradé. Cette différence provient de ce que les religions aident au progrès en proportion des vérités qu'elles révèlent ; c'est pourquoi le christianisme, qui ne fait mystère d'aucune doctrine, n'opposera point de barrières à la science, quelque loin qu'elle étende son essor dans un pays ou dans l'autre. Il facilitera au contraire le perfectionnement, parce qu'il ne repousse pas les progrès et ne fait qu'en élaguer les parties viciées; il approuve et sanctifie le bien partout où il le rencontre; il agrandit et ennoblit la nature humaine et ses qualités propres; il attribue aux actions un mérite ou un démérite infini; il fait prévaloir la volonté sur les autres facultés naturelles; il accroît l'importance

de la vie de l'homme, en la considérant comme une expiation et une préparation à la béatitude éternelle. Avec les maximes injurieuses à la Divinité, cessent en même temps celles qui outragent l'humanité. On ne croira plus que ce qui est un crime dans la vie privée soit une vertu dans la vie publique; on renoncera, au moins, à faire étalage d'actes cruels ou iniques; l'usurpation, l'orgueil du commandement, la gloire militaire, célébrés comme des vertus, n'inspireront plus des doctrines perverses, enfantant à leur tour des actions perverses.

L'homme ne devant plus exploiter l'homme, son égal, il se met à exploiter la nature; d'où suit que l'industrie, l'agriculture, les arts pacifiques se perfectionnent. La liberté chez les peuples anciens a toujours été entendue dans le sens d'un privilége, restreint d'abord à la famille, puis aux tribus, ensuite aux cités, enfin aux nations; d'où résulta que dans leur sein on reconnut des droits et des devoirs, mais qu'en dehors de l'association particulière aucun fait ne paraissait injuste. Désormais, le christianisme embrassant le monde entier, les droits s'étendent sur tous, sans mesure ni exception; tous, dans quelque région qu'ils soient, contribuent à la prospérité sociale.

De son côté, la civilisation concourt au bien de la religion en disposant à l'étudier, en écartant les obstacles qui s'opposent à son développement, en perfectionnant la discipline; elle fait que ceuxlà même qui n'ont pas foi en elle en acceptent les maximes par l'éducation, par l'habitude, par les lois.

C'est se tromper pourtant que de voir dans la religion et la civilisation une seule et même chose; de croire l'une le résultat de l'autre. Quand la première se fonde sur la foi, l'autre s'appuie sur les faits connus ; quand la civilisation n'a qu'un but relatif et accidentel, celui de la religion est absolu et nécessaire; l'une a pour loi la liberté à l'aide de laquelle elle va se développant, l'autre l'autorité par laquelle elle conserve sa perfection. C'est donc à tort que l'on voudrait assujettir le christianisme à des règles de progrès, comme s'il n'était qu'un perfectionnement des religions précédentes, auquel les améliorations sociales pourraient en apporter un plus complet (1). Les faits sont le champ du progrès; mais la partie

(1) C'est ce qu'enseigne Leibnitz dans son Éducation progressive du genre humain, et ce que les saint-simoniens ont soutenu depuis avec un certain ap pareil de science.

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vitale de la société, gisant dans la connaissance des idées, ne peut arriver à aucun progrès intrinsèque, attendu que l'exercice des facultés humaines n'apporte aucun élément qui ne soit compris dans la première intuition de la pensée, dans la conception essentielle des vérités rationnelles.

Bien que le christianisme, révolution tout à fait morale, ne tendît pas à changer les rapports de la condition extérieure de l'homme; qu'il déclarât au contraire ne pas vouloir porter la main sur l'édifice social; qu'il respectât les grandes injustices d'alors, la tyrannie, l'esclavage, la guerre, il montra néanmoins, dès ses commencements, combien il avait d'influence sur les progrès. Ne se proposant pas en effet de réformer le peuple par le gouvernement, mais le gouvernement par le peuple, il améliorait la morale et les intelligences, œuvre de civilisation très-importante, puisqu'elle est intimement liée à la constitution sociale. Où dominent l'anarchie, l'impiété, la débauche, l'égoïsme, il substitue soudain une organisation hiérarchique, la foi, la sainteté, l'amour généreux et universel. Le pouvoir, alors même qu'il restreint et comprime la société spirituelle, en subit l'ascendant vertueux ; les jurisconsultes, en méditant sur la lettre tenace des lois, se sentent poussés malgré eux par un souffle contraire. Dans cette constitution, où l'empereur et l'armée peuvent tout, se fait jour un exemple des deux garanties suprêmes de la liberté, l'élection et la discussion.

De pareils bienfaits ne furent compris alors ni des forts ni des sages. Les premiers, irrités et surpris de trouver des gens résolus à soutenir, en dépit de la volonté impériale, l'indépendance de leurs convictions, se mirent à les persécuter, par antipathie d'abord, sans colère, sans crainte, sans fanatisme même, pour seconder le goût du peuple pour les supplices; puis, sous Dioclétien, avec la résolution arrêtée de les exterminer.

Cette immense injustice s'appuyait aussi sur la loi. Mais la loi qui autorisait la persécution paraissait obscure aux juristes eux-mêmes; elle pouvait être interprétée ou suspendue, non-seulement par les Césars, mais encore par les proconsuls (1); dernier témoignage, et le plus sanglant de tous, du peu de cas que faisaient les anciens de

la vie de leurs semblables.

L'ancienne société faisait donc son devoir, la nouvelle faisait aussi

(1) Lettres de Pline et de Trajan.

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