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La bassesse même devenait un danger avec cet empereur toujours redoutable, soit qu'il fût railleur, soit qu'il fût sérieux, et qui voulait être flatté et mépriser les flatteurs. Voconius proposa que vingt sénateurs à tour de rôle prissent les armes pour lui servir de gardes chaque fois qu'il se rendrait au sénat, et s'attira les railleries de Tibère, bien éloigné de vouloir armer les sénateurs. Gallion proposa d'accorder aux prétoriens vétérans de prendre place au théâtre parmi les chevaliers, et en voulant se rendre agréable il n'obtint que l'exil et la prison, car Tibère s'écria: De quel droit celui-là s'avise-t-il de déterminer les récompenses que je destine à mes gardes? Les consuls décrètent des solennités, des actions de grâces et des vœux à l'occasion de la vingtième année de son règne: Tibère dit qu'ils entendent par là lui proroger la souveraineté pour dix autres années, et les fait mettre à mort. Il n'était pas de bassesse à laquelle le sénat se refusât; et pourtant il avait à trembler chaque fois qu'il recevait du prince quelqu'une de ces lettres si étranges, tantôt sévères, tantôt caressantes, toujours insidieuses. Une fois il y rappelait sa clémence pour n'avoir pas exposé Agrippine aux gémonies, et il voulait qu'on fît savoir à la postérité comme quoi elle était morte deux années précisément après Séjan; une autre fois, il priait les pères conscrits d'obliger quelques anciens consuls d'accepter les provinces dont personne ne voulait se charger, quand lui-même empêchait les gouverneurs désignés de se rendre à leur poste. Puis il demandait que les sénateurs fussent fouillés avant d'entrer dans la curie, et qu'on lui accordât une garde lorsqu'il venait au sénat, où il ne songeait pas à mettre le pied.

Il faut au moins qu'on sache, pour la consolation de l'humanité, que lui-même avait la conscience de ses méfaits et de l'horreur qu'il inspirait. Voici en effet ce qu'il écrivait au sénat: Si je sais ce que je dois vous dire, que les dieux et les déesses me fassent périr plus cruellement encore que je ne me sens périr chaque jour! Mais si les remords le rendaient insupportable à lui-même, ils ne le ramenaient pas à de meilleurs sentiments; il disait: Qu'ils m'exècrent, pourvu qu'ils m'obéissent! et il se plongeait dans des excès que l'on ne saurait même imaginer, loin de pouvoir les décrire.

Il cédait cependant quand il trouvait une forte résistance. Marcus Térentius, accusé d'avoir été l'ami de Séjan, s'exprima ainsi dans le sénat : « Il me serait plus avantageux de nier l'accusation, mais

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j'avouerai au contraire que j'ai été l'ami de Séjan. Je l'avais vu « en grande faveur près du prince; ses amis étaient puissants, ses << ennemis frappés de crainte. Mes hommages et ceux des autres << ne s'adressaient pas au conspirateur, mais au gendre de l'empe« reur, à son représentant dans le gouvernement de la république. « Nous devons révérer ceux que l'empereur élève : il ne nous appartient pas de les juger. Il y aurait peu de prudence à vouloir « sonder ses secrets desseins. Réfléchissez pourtant non à ses der« niers jours, mais aux seize années durant lesquelles vous vous « faisiez gloire d'être connus de ses affranchis, de ses portiers. Que << soit puni quiconque a tramé avec lui contre la république ! Je se« rai absous d'avoir été son ami, par la même raison qui en absout « César. » Et César admit sa justification. Un général, Gétulius, inculpé d'avoir voulu marier sa fille au fils de Séjan, répond à Tibère : « Je me suis trompé, mais toi aussi. Je te suis fidèle et res<< terai tel, si personne ne me fait tort. Si je consentais à être remplacé, je me croirais menacé de mort, et je saurais m'y soustraire. « Entendons-nous. Reste maître de tout, et laisse-moi ma province. » Voilà en quels termes un général pouvait écrire à celui qui faisait trembler Rome et le monde.

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C'est que Tibère, il faut le dire et le redire, ne devait pas sa puissance à des institutions fortes et bien coordonnées, mais bien à la désunion des autres, à la promptitude avec laquelle il savait prévenir ses adversaires. Tout-puissant dans le cercle que pouvaient embrasser ses bourreaux, il n'avait guère d'action au delà. Celui qui se serait révolté sans crainte au milieu du découragement général aurait été sûr de le renverser. Il le sentait; de là provenait sa défiance soupçonneuse, premier mobile de tous ses actes. Comme il se promenait par l'Italie, il apprend que le sénat a renvoyé, sans même les avoir entendus, plusieurs citoyens accusés par lui. Il croit son autorité compromise, sa vie même en danger, et veut retourner à Caprée; mais la mort le frappe en chemin.

Rome ne crut pas d'abord à cette nouvelle, qu'elle supposait une embûche des espions: puis, lorsqu'elle fut confirmée, la joie publique fut au comble, comme si la chute du tyran eût fait revivre la liberté. Son ombre pourtant régnait encore; car des prisonniers qui, aux termes d'un sénatus-consulte, ne pouvaient être exécutés qu'après dix jours, se trouvant alors à Rome sous le coup d'une sentence, et le nouveau chef de l'État, qui seul pouvait les

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absoudre, n'étant pas encore connu, furent étranglés, par respect pour la légalité.

Ceux qui pensent que l'inhumanité peut se pallier, invoqueront peut-être en faveur de Tibère la libéralité avec laquelle il subvint aux besoins du peuple dans les temps de disette et au moment des désastres públics. Un tremblement de terre réduisit en un monceau de ruines douze villes des plus florissantes de l'Asie; leurs habitants furent ensevelis sous les décombres ou engloutis dans des gouffres; des montagnes entières s'abîmèrent, d'autres s'élevèrent tout à coup, et les ravages s'étendirent dans le Pont, dans la Sicile et dans la Calabre. Tibère affranchit de tout impôt durant cinq ans les pays qui avaient souffert; il envoya des sommes considérables pour la reconstruction des maisons, et dix millions de sesterces aux habitants de Sardes, qui, en reconnaissance, lui élevèrent une statue colossale, entourée de figures représentant les douze villes secourues (1). Il convient, avant de décerner des éloges à un pareil trait et à d'autres du même genre (2), de s'assurer s'ils n'étaient pas inspirés par la politique, par la nécessité d'assoupir le mécontentement, ou bien par le mépris de l'humanité, qui le poussait à s'en servir comme d'un jouet que tantôt il caressait, et tantôt foulait aux pieds par caprice. Il ne s'agit pas d'ailleurs dans la vie d'un prince d'examiner isolément ses actions, mais leur ensemble, et jusqu'à quel point il a influé sur le sort dè son peuple et du genre humain. Or, Tibère acheva de détruire les barrières qu'Auguste pouvait avoir laissées au despotisme. Il habitua le sénat et le peuple à se courber docilement sous les caprices les plus absurdes du maître. Il éteignit les sentiments qui constituent la dignité de l'homme et du citoyen; il pervertit la conscience publique, qui seule, à défaut de tout autre appui, soutient et ravive

(1) Sardes, Magnésie, Mosthènes, Égée, Hiérocésarée, Myrine, Cyme, Philadelphie, Tmolus, Themnis, Apollonie, Hyrcanie: d'autres ajoutent Éphèse. (2) Un de ces historiens du siècle passé, qu'on nous reproche de ne pas avoir en vénération, se fit le défenseur de Tibère contre la malignité de tous les historiens, et termina ainsi son apologie : « Que firent de plus pour le bien des peuples le petit nombre de princes dont la postérité révère la mémoire? Combien de règnes décorés de titres pompeux sont loin d'offrir de pareils traits à l'appui des flatteries dont ils sont l'objet? Combien de souverains seraient mis par les flatteurs au niveau de Trajan et d'Henri IV, s'ils avaient fait la centième partie du bien que les plus cruels ennemis de Tibère ne peuvent lui contester? » LINGUET, Histoire de la révolution de l'empire romain, II, 7. .

les Etats. En immolant les meilleurs citoyens, en déshonorant ceux qu'il laissait vivre, en faisant voir que le sénat et le peuple pouvaient pousser la bassesse et la peur jusqu'à adorer qui donnait l'outrage et la mort, il fournit la preuve qu'il n'existait plus aucune force morale, et que la force matérielle pouvait tout.

Les armées n'étaient pas restées oisives sous son règne. La Germanie fournit longtemps des ennemis à combattre; mais les discordes qui s'élevèrent entre les divers chefs servirent mieux Rome • que ne l'eût fait le glaive. Arminius fut tué ; Maroboduus, qui avait causé plus de terreur qué Pyrrhus, puis s'était fait haïr des siens en prenant le titre de roi, recourut à la protection de Tibère, et vécut dix-huit ans à Ravenne, dans un exil sans dignité. Des manduvres ignobles amenèrent aussi le rétablissement de la paix dans la Thrace, dont le roi, mandé à Rome pour se justifier, fut gardé en exil, puis mis à mort.

En Afrique, les Numides et plusieurs autres peuples du désert, soulevés par Tacfarinas, furent défaits par Furius Camillus. Mais ils revinrent à la charge, et battirent à leur tour les Romains; enfin Blæsus remporta une victoire décisive sur Tacfarinas, et fut le dernier général qui obtint le titre d'imperator.

L'Orient fut aussi violemment agité par les dissensions que Rome y avait jadis fomentées, et qu'il lui importait désormais d'étouffer. Tibère s'étant rappelé que, durant son séjour à Rhodes, Archélaüs, roi de Cappadoce, lui avait refusé les hommages auxquels il prétendait, lui ravit son royaume. Appelé à Rome, il n'échappa à la mort qu'en feignant la démence; et la Cappadoce fut réunie à l'empire.

Des insurrections sans but agitèrent la Comagène et la Cilicie, la Syrie et la Judée. D'autre part, la Gaule et la Frise se soulevèrent; les Daces prirent les armes; enfin les Parthes occupèrent l'Arménie. L'empereur, qui d'abord s'était signalé à la tête des armées, non-seulement s'en tint éloigné, mais, plongé dans les immondes délices de Caprée, il n'eut ni honte ni souĉi des affronts subis par l'empire.

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Tibère laissait deux petits-fils: Tiberius Nero Gemellus, né de son fils Drusus, et Caïus César, fils de Germanicus. L'immense douleur que le peuple et l'armée avaient ressentie de la perte de Germanicus s'était changée en un ardent amour pour son jeune fils. Les soldats se plaisaient à le voir jouer avec eux, et ils lui avaient donné le nom de Caligula, de la chaussure militaire (caliga) qu'ils s'amusaient à lui mettre aux pieds. Tant d'attachement aurait suffi pour lui attirer la haine mortelle de Tibère; mais le jeune homme mit à éviter ses piéges et à assoupir sa jalousie une dissimulation si profonde, que l'orateur Passiénus put dire avec vérité : Jamais on ne vit ni un meilleur esclave, ni un plus mauvais maître. Caligula dut ensuite à la femme de Macron, que celui-ci lui abandonnait complaisamment dans un espoir éloigné, de rentrer en grâce près de Tibère, dont le testament le déclara héritier de l'empire.

Le naturel pervers de ce jeune homme n'avait pas échappé au regard pénétrant du vieil empereur, qui disait de lui: Tu auras tous les vices de Sylla, sans aucune de ses vertus; et, C'est un serpent que j'élève pour le genre humain. Un jour qu'il le voyait se quereller avec le jeune Tiberius, il s'écria, les larmes aux yeux : Tu le tueras, mais un autre te tuera. Ce n'était pas l'observation des étoiles, mais la connaissance des hommes et des temps, qui lui faisait ainsi deviner l'avenir.

Le peuple, selon son habitude, attendait toutes sortes de biens du jeune empereur, et les commencements de son règne parurent réaliser ses espérances. A son arrivée à Rome, il prononce en peu de mots et en pleurant l'éloge de son prédécesseur; il annonce l'intention de rendre au peuple l'élection des magistrats; mais comme il le croit incapable d'exercer un pareil droit, il diffère. Il abolit les poursuites pour crime de lèse-majesté; brûle les procès commencés; permet de lire et de répandre les livres de Titus Labienus, de Crémutius Cordus et de Cassius Sévérus, défendus par Tibère. Une conjuration lui est dénoncée, et il refuse d'en entendre davantage, en disant: Je n'ai rien fait pour me rendre odieux. On est

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