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l'on a affaire à des hommes. Bientôt on accusa sans motif de crainte ou d'espérance, et seulement parce que c'était la mode. Tel citoyen fut incriminé sans qu'on connût le crime, et condamné sans qu'on sût pourquoi.

Quel espoir de salut pouvait rester au prévenu traduit devant des sénateurs asservis, complices des délateurs ou tremblants de peur, ennemis entre eux, en face de quatre ou cinq accusateurs, dressés dans les écoles des rhéteurs à pousser et à retorquer des arguments, quand nul n'osait se lever pour la défense, quand la torture des esclaves suppléait au défaut de preuves? Certain de ne pouvoir échapper, il cherchait du moins à se venger de ses accusateurs et de ses juges en les dénonçant comme ses complices, et en les obligeant eux-mêmes à se défendre; genre de lutte à laquelle Tibère prenait un singulier plaisir.

Il était seulement contrarié d'en voir quelques-uns se soustraire au supplice, et par suite à la confiscation, en se donnant la mort; aussi sa grande habileté consistait-elle à prendre les gens à l'improviste. Un accusé se perce de son épée, et les juges sont assez vils pour le livrer au bourreau; un autre avale du poison sous leurs yeux, et sans autre forme de procès il est envoyé au gibet. Tibère dit de Carnutius, qui a réussi à se tuer : Il vient de m'échapper. Il se plaignit de ce qu'un autre s'était soustrait à son pardon. Il répondit à un troisième qui le suppliait de hâter son supplice: Je ne me suis pas encore assez réconcilié avec toi.

On peut juger à quel point devaient être foulées aux pieds les affections qui font le charme de la vie et allègent le poids de l'infortune, combien devait se gangrener la plaie de l'égoïsme, quand chacun avait à redouter une trahison. Faibles et peureux parce qu'ils sont isolés, les Romains plient sous la tyrannie ou conspirent avec elle. Le premier pas fait dans cette voie, la pente est rapide. Le sénat, au sein duquel se trouvaient tous ceux qui pouvaient s'opposer à Tibère, les lui livre l'un après l'autre, et chacun est content à ce prix d'assurer son propre salut. C'est ainsi que, dans cette dissolution universelle, la Rome des Catons et des Brutus se courbe en tremblant devant un empereur qui méprise tout le monde, jusqu'aux flatteurs, hait sans motif et tue sans haine. La fuite était impossible dans un empire aussi vaste; la campagne regorgeait d'esclaves avides de lâches vengeances, et chacun enviait l'occasion d'arrêter un proscrit pour se sauver soi-même. La nation, abattue,

défiante, effrayée, ne pouvait chercher un refuge dans des croyances consolatrices, quand la religion avait fait place à des superstitions honteuses, et notamment aux rêves astrologiques : la philosophie, dépravée, enseignait des arguties et des sophismes; elle désespérait avec les stoïciens, ou se prostituait avec les épicuriens. Il ne restait donc d'autre ressource que de se tuer, et le suicide ne fut peut-être jamais d'un usage plus fréquent et plus systématique; ou bien encore on pouvait échapper à la réflexion et à la crainte en se plongeant dans les voluptés, dans un luxe effréné.

Le vieil empereur, usé par les débauches, en donne l'exemple tout le premier. Tout redouté qu'il est à Rome, il se voit parfois reprocher en face ses iniquités : tantôt c'est un billet qu'on lui jette, tantôt le murmure qui parcourt le théâtre, tantôt le morne silence du peuple. Un jour, un condamné profère contre lui mille invectives avant de mourir; une autre fois, un espion lui rapporte avec trop de fidélité les horreurs que Rome débite sur son compte, et qu'elle croit, parce que tout en est vrai. Puis les bassesses même du sénat et des courtisans lui inspirent du dégoût; il veut pouvoir associer avec plus de liberté les deux éléments du paganisme, les cruautés et les voluptés. C'est un îlot dont les écueils défendent l'approche, d'où la perspective s'étend au loin sur la mer, d'où l'on découvre les rivages riants de la Campanie, c'est Caprée, favorisée d'un climat délicieux, que le tremblant et menaçant empereur choisit pour être sa prison et son paradis. Là, Thrasylle le domine à son gré, et lui fait dire par les astres de ne plus retourner à Rome. Il s'en approche une fois, et un serpent dont il a fait son favori est tué par les taons; c'est pour lui un avertissement de se garder de toutes les réunions, et il se renfonce dans son île. Il y fait construire douze maisons de plaisance, dont chacune est consacrée à un dieu; des thermes, des aqueducs, des arcades traversant d'une colline à une autre: il y réunit toutes les délices. Ses débauches l'avaient déjà déshonoré lorsqu'il était simple particulier (1); il crée maintenant un surintendant de ses plaisirs, donne la préture à un vaillant buveur qui avale une amphore d'un trait, et deux cent mille sesterces à Asellius Sabinus pour un dialogue dans lequel les champignons, les becfigues, les huîtres et les grives se disputent le premier rang.

(1) Au lieu de Tiberius Claudius Nero, les soldats l'appelaient Biberius Caldius Mero.

Des peintures licencieuses, des scènes d'un libertinage monstrueux doivent réveiller chez ce vieillard repoussant des désirs éteints. Des parents se refusent-ils à l'honneur d'offrir leurs filles aux lubricités impériales? des esclaves et des satellites sont là pour les leur ravir. Si, à l'aspect de sa laideur, de ses ulcères, les femmes n'ont que du dégoût pour cette honteuse vieillesse, Saturninus invente des raffinements de plaisirs à mettre au défi l'imagination la plus lascive. Puis, afin que les amusements de la ville ne lui fassent pas défaut à Caprée, Tibère cherche, avec des sophistes et des grammairiens, comment s'appelait Achille lorsqu'il était sous des habits de femme à la cour de Scyros; quelle était la mère d'Hécube, quel était le sujet habituel du chant des Sirènes. Mais il ne faut pas pour cela qu'il y ait moins d'accusations, de cadavres, de supplices; les tourments les plus recherchés arrachent aux prévenus l'aveu de crimes qu'ils n'ont peut-être pas commis, et les malheureux sont ensuite jetés à la mer. Inaccessible pour tous, l'empereur ne reçoit pas même de lettres, si elles n'ont passé par la main de son ministre. Les sénateurs accourus pour lui apporter ou des réclamations ou des hommages sont renvoyés, après avoir attendu longtemps en vain. Un Rhodien vient le trouver, sur son invitation réitérée; et l'empereur, par distraction, par habitude, le fait mettre à la torture.

Le conseiller ordinaire du tyran pour toutes ses atrocités était Ælius Séjanus, de condition médiocre, de mœurs infâmes, vigoureux de corps et d'esprit. Il était préfet du prétoire quand il commença à se mettre dans les bonnes grâces de Tibère, non en gagnant son affection, chose impossible, mais en lui rendant des services importants dont eût rougi un honnête homme. La perte d'Agrippine, veuve de Germanicus, dont les mœurs sévères et la tendre vénération pour la mémoire de son époux portaient ombrage à l'empereur, fut complotée entre eux. Les amis qu'elle avait conservés furent accusés et mis à mort l'un après l'autre, et alors l'épouvante la fit regarder avec une espèce d'horreur. Tibère n'osait pourtant pas la frapper. Étant donc sorti de Rome, il parcourut la partie la plus délicieuse de l'Italie, et se retira à Caprée. Ce fut de cette île voluptueuse qu'il écrivit au sénat une lettre ambiguë, dans laquelle il se plaignait de l'orgueil d'Agrippine et de l'impudicité de Néron son fils. Le sénat vit l'embûche dressée contre la famille de Germanicus; mais il réfléchit à la faveur populaire dont elle était entourée, et gagna du temps. Alors des reproches arrivent de Caprée,

Sejan.

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et aussitôt Néron est exilé, Drusus jeté en prison; et tous deux ne tardèrent pas à mourir. Agrippine fut reléguée dans une île, et le bruit courut qu'elle s'était fait tuer.

Quand Séjan eut tiré Tibère de Rome, il la gouverna à son caprice. Grâce à lui, le poste de chef des prétoriens acquit beaucoup d'importance, car il réunit les soldats dans un seul camp, ce qui leur donna la puissance de l'union; puissance dont ils abusèrent par la suite, pour faire et défaire les empereurs. Disposant à son gré des charges, il lui était facile d'acquérir des amis; et il faisait servir à son agrandissement les principales dames, qu'il amenait à trahir les secrets de leurs maris en leur promettant de les épouser. Tibère lui-même l'appelait publiquement le compagnon de ses travaux, laissait rendre un culte aux images de ce favori, mettre son effigie sur les bannières, et brûler chaque jour des victimes sur ses autels.

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Mais pour Séjan ce n'est pas assez du pouvoir, il lui en faut encore les avantages extérieurs et comme il voit Drusus, fils de Tibère, entre l'empire et lui, il séduit Livilla, femme de cet héritier présomptif; et la force à l'empoisonner. Jetant alors le masque, il demande à Tibère de la lui donner pour épouse. Dès cet instant c'est lui qui devient l'héritier présomptif de l'empire; et Tibère le hait, car il le craint. Comment l'abattre pourtant, si tout l'empire est dans sa main? Tibère commence par lui opposer un rival dans Caius César Caligula, fils de Germanicus, chéri du peuple et des soldats; puis il envoie secrètement Macron, tribun des prétoriens, avec une lettre adressée au sénat, dans laquelle il se plaint de Séjan et passe à autre chose : les plaintes reviennent, et sont suivies de divagations sur différents sujets; plus loin il s'agit encore dé Séjan, et les paroles qui le concernent sont de plus en plus acerbes; arrive l'ordre de condamner à mort deux sénateurs, amis intimes du ministre; et, au moment où celui-ci, étourdi du coup, n'ose prononcer une parole pour leur défense, il entend la lettre se terminer par l'ordre de l'arrêter lui-même.

L'exécution ne s'en fit pas attendre ses amis l'abandonnèrent " préteurs et tribuns l'environnèrent pour l'empêcher de fuir, et il fut insulté par le peuple. Tibère, qui considérait cette arrestation comme un coup d'État des plus importants, n'avait négligé aucune précaution : il avait écrit au sénat de lui envoyer l'un des consuls avec une bonne escorte pour le ramener à Rome, lui pauvre vieillard

abandonné de tous. Il avait donné ordre à Macron, au cas où il surviendrait quelque tumulte, de mettre en liberté le jeune Drusus, et de le présenter au peuple comme empereur. Il tenait à l'ancre des vaisseaux pour s'enfuir, et passait la journée sur la cime des rochers, à observer les signaux convenus. Mais avec la puissance avait cessé la ferveur pour le dieu, pour le futur empereur. Macron avait déjà acheté à prix d'argent la connivence des prétoriens, qui, au lieu de défendre Séjan, se mettent à saccager Rome, tandis que le peuple assouvit sa fureur sur le cadavre du ministre exécré. Le sénat lui-même profite de l'occasion pour envoyer à la mort quelques espions. Tous ceux que Séjan avait eus pour amis sont en butte aux persécutions; on fait une horrible boucherie de ses enfants; et, la loi défendant d'envoyer les vierges au supplice, sa jeune fille est violée par le bourreau avant de subir la mort.

Le peuple, toujours disposé à attribuer aux ministres les torts des souverains, espérait que Séjan une fois mort, Tibère deviendrait plus doux. Il se montre au contraire plus avide de sang. Àmis, ennemis, tous sont traités de même. Il craint le sénat, et chaque jour il fait tomber un de ses membres. Il craint les gouverneurs, et il empêche plusieurs d'entre eux, après les avoir nommés, de se rendre dans leurs provinces, qui restent ainsi sans administrateurs. Il craint les souvenirs, et fait mettre à mort plusieurs citoyens coupables d'avoir répandu des larmes (ob lacrymas). Il craint l'avenir, et il envoie au supplice des enfants de neuf ans. Les motifs les plus absurdes entraînaient la mort. L'un fut incriminé, parce que son aïeul avait été l'ami de Pompée; un autre, parce que les Grecs ont décerné les honneurs divins à son bisaïeul, Théophane de Milet. Un nain, qui amusait Tibère lorsqu'il était à table, lui demande un jour: Pourquoi Paconius, coupable de haute trahison, vit-il encore? et Paconius est mis à mort peu de temps après. On peut dire, en un mot, que l'histoire de ces années est le registre funèbre des familles illustres de Rome; aussi l'on signalait comme une chose rare qu'un personnage de haut rang fût mort dans son lit. Des femmes, des enfants étaient enveloppés dans les condamnations. Une fois l'empereur envoya l'ordre d'égorger tous ceux qui étaient emprisonnés pour l'affaire de Séjan; et tous périrent sans distinction d'âge, de sexe et de condition. Leurs corps mutilés restèrent plusieurs jours gisants sur la voie publique, à la garde des bourreaux, qui dénonçaient la douleur et la pitié.

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