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<< toutes les courtes espérances de cette vie. Ainsi a fait cet archi<< tecte de Cnide qui, après avoir édifié la tour du Phare, inscrivit, « à l'intérieur, son nom sur la pierre; et, le recouvrant avec de la «< chaux, traça ensuite celui du roi, dans la prévision de ce qui ar«riva. En effet, les lettres, se détachant du mur avec l'enduit, « laissèrent à découvert : Sostrate, fils de Désiphane de Cnide, « aux dieux sauveurs pour les navigateurs. Il n'eut point égard « à son temps, connaissant la courte durée de la vie; mais à pré<< sent et toujours, tant que le Phare restera debout, son art demeu<< rera en honneur. Voilà comment il faut écrire l'histoire, avec « vérité, en se confiant dans l'avenir, et ne pas capter par la flat«terie les éloges des contemporains.

CHAPITRE XX.

HISTORIENS.

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Jusqu'à quel point ces conseils furent-ils suivis par les historiens qui vivaient à cette époque?

Cornelius Tacitus s'élève comme un aigle au-dessus de tous. Né à Interamna (Terni), dans l'Ombrie, élevé dans les écoles des déclamateurs et des stoïciens, il y contracta quelques-uns de leurs défauts, et y devint l'admirateur des vieilles vertus romaines. Mais il puisa dans ses sentiments, et dans la lecture de ce que les philo→ sophes produisirent de plus pur, l'horreur de tout ce qui était bas et servile, ainsi que la pénétration dont il fit usage pour sonder le cœur humain dans ses replis les plus cachés. Il porta les armes, puis se fit avocat. Il exerça les fonctions de questeur et de préteur sous Domitien, vit la Germanie et la Bretagne, et fut aussi promu au consulat. Sa vie fut longue, et plus tranquille que ne le ferait supposer le mécontentement sévère qui règne dans ses écrits.

Au milieu de ces contrastes frappants de bons et de mauvais princes, de cette lutte du bien et du mal, il s'arrêta à contempler en silence la marche des événements; et, avant de s'exposer aux regards du public, il attendit la maturité des ans. Il en avait plus de quarante quand il écrivit par reconnaissance la vie d'Agricola, son beau-père. Dans cet ouvrage il éleva la biographie à la dignité de l'histoire, en y faisant entrer les événements relatifs à un peuple

nouveau (les Bretons), dont il sut recueillir les particularités les plus notables.

Il entreprit ensuite la description de la Germanie; et, marchant sur les traces de César, il peignit les mœurs des peuples qui l'habitaient. Il semble que, devinant une invasion imminente de leur part, il eût voulu prémunir l'empire contre le danger, en attirant les regards sur les mœurs grossières, mais honnêtes, de ces hordes belliqueuses, qui menaçaient la civilisation corrompue des Romains. Ce petit ouvrage est un des travaux les plus importants de l'antiquité, et un modèle accompli de l'art de dire beaucoup en peu de mots, bien que les louanges qui ont été données à l'auteur ne soient pas toutes restées à l'épreuve du progrès des études. En ce qui concerne les faits, il est en général véridique, en ayant été probablement témoin lui-même, ou les ayant appris de son père. Mais il abuse, en les retraçant, d'une sorte de morale que lui suggère son dégoût de la société romaine; ce qui fait que, pour opposer à la corruption de son siècle la droiture vigoureuse des nations nouvelles, il tombe dans le travers des nombreux prôneurs de la vie sauvage. Ne sachant pas la langue teutonique, il dut se méprendre sur bien des choses; et porté, comme tous ses concitoyens, à ne voir en tous lieux que des usages romains, il retrouva les dieux de la Grèce et de Rome chez les Germains (1). Quand cette contrée, à peine ouverte par les armes, offrait encore à la curiosité peu empressée des Romains une foule de mystères, il employa les équivalents inexacts d'une civilisation tout à fait différente pour traduire les renseignements imparfaits qu'il recueillit. Le vague et l'incertitude s'accroissent encore par l'expression elle-mème, qui, dans sa concision étudiée, ne suffit pas à beaucoup près pour rendre ce que l'écrivain a conçu, ou qui se trouve employée dans un sens différent de celui qu'elle a communément. Cela n'enlève pas à Tacite, bien qu'il le diminue, le mérite de nous offrir les premières pages de l'histoire moderne.

Après avoir ainsi éprouvé ses forces, il entreprit l'histoire de Rome en trente livres, depuis Néron jusqu'à Nerva. Il réserva le règne de ce dernier prince et celui de Trajan pour sa vieillesse, comme un thème plus riche et moins périlleux (2). Il abandonna

(1) En entendant le mot mar, adjectif teutonique qui signifie glorieux, et le mot herl ou kerl appliqué à Odin, il en forma Mercure. Et de même ailleurs. (2) Principatum divi Nervæ et imperium Trajani, uberiorem securioremque materiam, senectuti seposui. Hist. I.

ce projet, trouvant qu'il était plus conforme à son génie de décrire, en forme d'annales, les atrocités des quatre premiers successeurs d'Auguste. Malgré le soin que prit un de ses descendants, parvenu à l'empire, de multiplier les exemplaires de ses ouvrages (1), il s'en est perdu une grande partie. Il ne reste de son Histoire que les quatre premiers livres et le commencement du cinquième, qui n'embrassent guère plus d'une année, la 69° de J. C. Cela fait supposer qu'ils devaient être nombreux. Il en reste six des Annales, avec beaucoup de lacunes ; tout ce qui retraçait la fin du règne de Tibère, celui de Caligula, et une grande partie de celui de Néron, a péri.

Après Hérodote et Tite-Live, qui sont poëtes, Polybe et Xénophon, qui sont des écrivains politiques, Tacite, historien et philosophe, est l'anneau qui réunit les anciens et les modernes. Il fit le premier descendre l'histoire aux tableaux de mœurs et d'intérieur, exerçant sa haute habileté dramatique sous le toit de la famille, non moins que dans le forum et sur le champ de bataille. Il ne s'en tient pas uniquement à sa patrie; et ses yeux se portent aussi sur les nouveaux mondes du Nord et de l'Orient. N'oubliant jamais le sublime sacerdoce de l'historien, juge sévère de la moralité, il honore la vertu, même lorsqu'elle succombe, et flagelle le vice, quelque puissant qu'il soit. Il porte sur tout ce qui s'offre à lui la critique, la réflexion, le sentiment, l'apprécie en juge implacable, et prononce d'un mot sa sentence. Quelque petit que soit un fait, il ne le raconte jamais sans remonter à ses causes et sans développer ses conséquences. Mais comme la politique est tout pour lui, même dans les actions les plus simples, il en scrute les motifs éloignés et compliqués, ce qui l'entraîne parfois dans l'excès de la censure la plus raffinée, et le met dans le cas de voir chaque chose sous un jour tellement sombre, qu'il paraît rigoureux même envers un siècle aussi dépravé. Honnête au fond du cœur, toujours véridique, même dans l'emphase, il aime la liberté avec passion, mais ne sait la concevoir que sous les formes surannées de la république : il reconnaît pourtant qu'il est possible de se montrer grand même sous de mauvais princes, et qu'il existe, entre la servitude abjecte et la résistance périlleuse, une manière de vivre exempte de danger et de bassesse (2). En même temps qu'il voue les tyrans à une

(1) L'empereur Tacite, qui ne régna que six mois.

(2) Liceatque, inter abruptam contumaciam et deforme obsequium, pergere iter, ambitione ac periculo vacuum. Annales, IV, 20.

éternelle infamie, il sait louer un Nerva associant le pouvoir suprême et la liberté, un Trajan, sous lequel chacun est libre de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense.

Mais que pensait de son temps Tacite lui-même? Croyait-il que la société dût tomber d'abîme en abîme? Ne voyait-il aucun remède? ce que l'on serait tenté de croire, puisqu'il n'en proposait aucun. Quel choix fait-il entre cette foule de superstitions dont il instruit fidèlement son lecteur, en les respectant comme des institutions politiques et nationales, et une divinité qui abandonne son'plus bel ouvrage à cet excès de corruption? Repousse-t-il véritablement les espérances placées dans un autre ordre de choses, et eroit-il que les dieux s'occupent de la vengeance, non du salut? C'est ce que l'on ne saurait dire positivement; car il exerce son observation avec la froideur d'un anatomiste qui dissèque un cadavre, et découvre l'ulcère qui a causé la mort. Que si, dans le cours de cette investigation, il rencontre sous son scalpel quelque partie où se manifeste le progrès d'une vitalité récente, il la traite avec le même sangfroid, et décrit le supplice des chrétiens comme celui de tant d'autres victimes dont le sang ne fait que fournir un spectacle au tyran et au peuple.

La peinture uniforme des atrocités et des débauches des empereurs dont il traça l'histoire, la docile lâcheté du sénat, l'indifférence brutale du peuple, vous font frémir; mais vous lui demandez en vain comment les fils des Catons et des Brutus sont descendus jusque-là; vous lui demandez en vain le secret de cette profonde habileté à l'aide de laquelle Auguste soumit au frein le peuple, ce coursier indompté, et comment les anciens républicains, moissonnés par la guerre et par les proscriptions, ne laissèrent d'autre héritage que l'épuisement et la résignation.

Il y a cependant et plaisir et profit à voir un écrivain, resté sans tache au milieu de la corruption générale, montrer en l'homme l'existence de quelque chose qui est au-dessus du pouvoir des tyrans, et qu'ils ne peuvent arracher même avec la vie.

Ce type antique des modernes subtilités politiques, ce philosophe à la manière de la Rochefoucauld, bannit de son œuvre toute manière naturelle et simple de concevoir et d'exposer; il forme un ensemble artificiel qui lui est entièrement propre : tantôt d'une vivacité rapide, tantôt d'une majesté calme, il reste toujours original, pour ne rien dire de plus ni de moins. Chez lui, point d'expressions

fleuries, point de luxe d'images, point de cadence, point de périodes; il ne cherche pas à plaire, mais il veut qu'on pense, que chaque phrase instruise, que chaque parole ait un sens, une instruction; qu'elle soit dès lors précise quant à son objet, vague quant à sa portée. C'est par là que Tacite, malgré ses défauts, a mérité la louange de quiconque médite en lisant (1), et d'être appelé par

(1) C'est chose singulière que l'estime professée par beaucoup de princes pour cet ennemi des princes. Christine de Suède en lisait chaque jour quelque passage; le pape Paul III l'avait toujours à la main, de même que Côme de Médicis. Le marquis Spinola, général célèbre, en fit une traduction; Léon X avait promis mieux que de l'argent à celui qui trouverait au delà du peu que l'on en avait de son temps, et qui avait été publié en 1468 par Vindelin de Spire. En effet, Angelo Arcimboldi découvrit dans le monastère de Corvey, en Westphalie, un manuscrit contenant les cinq premiers livres des Annales, qu'il publia en 1515.

On raconte que Napoléon eut l'entretien suivant, au sujet de Tacite, avec M. Suard, l'un des secrétaires perpétuels de l'Institut de France; l'homme d'action avec l'homme de lettres, l'homme pratique avec le faiseur de préceptes :

<< Ne vous paraît-il pas, disait l'empereur, que Tacite, grand esprit comme il est, n'est nullement un modèle pour l'histoire et pour les historiens? Profond qu'il est, il suppose des desseins profonds dans tout ce qui se fait ou se dit. Il n'y a pourtant rien au monde de plus rare que des desseins.

<< Cela est très-vrai, répondait Suard, très-vrai en tout autre lieu; mais dans Rome ils étaient très-communs. Dans les six cents ans que dura la république. tout alla par desseins et par exécutions; durant l'empire, les maîtres du monde s'abandonnèrent bien à leurs passions, mais non au hasard. Tibère, tout plein d'extravageances qu'il était, réfléchissait à fond.

<< NAPOLÉON. Tacite devait prendre l'esprit de l'empire dont il se faisait l'historien; et au contraire il conserva celui de la république. Moi aussi je voudrais la république; mais elle n'est pas possible, etc...

<< SUARD. Sire, Tacite vit mieux qu'aucun autre historien de l'antiquité comment la plus grande puissance du prince peut s'unir à la plus grande liberté des peuples, union qu'il appelle une rare félicité.

<< NAPOLÉON. N'importe, il est l'historien d'un parti, et le peuple romain n'était pas du parti de Tacite. Il aimait les empereurs, dont Tacite veut nous faire peur; et l'on n'aime jamais les monstres. Les atrocités de l'empire naissaient des factions.

<< SUARD. Pardonnez, sire; il n'y avait plus alors de peuple romain dans Rome, mais une plèbe, ramassis de tout l'univers, qui applaudissait avec transport le plus mauvais des empereurs devenu comédien, pourvu qu'elle eût du pain et les jeux du cirque.

« NAPOLÉON. Et son style vous paraît-il exempt de blâme? Après avoir lu Tacite, on se demande ce qu'il pense. J'aime qu'un écrivain procède clairement. En cela nous serons d'accord, hein, monsieur le secrétaire? »

Mais le secrétaire n'eut pas le temps de répliquer.

Voy. GARAT, Mémoires historiques sur la vie de M. Suard; Paris, 1819.

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