Imatges de pàgina
PDF
EPUB

adversaire au silence, et les dieux sont au désespoir; puis il les console en leur disant que la foule ignorante leur fournira toujours assez d'adorateurs. Jamais l'Olympe antique n'avait eu affaire à un aussi intrépide railleur ; mais non-seulement il tombe comme un fléau sur les traditions, les oracles, les sanctuaires, il va jusqu'à nier la Providence.

Ainsi, il renversait les dieux anciens, sans songer à leur en substituer de nouveaux. Ceux que la Perse et l'Égypte envoyaient à Rome sont aussi maltraités que les autres dans l'Assemblée des dieux. Il n'y a pas de pierre qui, une fois couronnée de fleurs et frottée de parfums, n'ait la prétention de se faire déesse ; et, avant qu'il soit peu, il ne restera plus, dans l'Olympe, de place pour les anciens dieux. Afin de conjurer le péril, Jupiter convoque les immortels; mais qui se rend à son appel? des statues de marbre, de porphyre, de fer, d'or, d'airain, à qui Jupiter enjoint de prouver leur divinité, faute de quoi il les précipitera dans l'enfer.

Le christianisme ne s'offrit à ses yeux que comme une superstition de plus; car il s'en tient aux préjugés de la haute classe et aux bavardages du vulgaire. La Trinité, le baptême, la création du monde, l'Esprit-Saint, lui paraissent, ou des balivernes, ou des résurrections tardives des doctrines pythagoriciennes ; la constance des martyrs n'échappe pas à son sarcasme effronté.

Lucien fut en grande réputation parmi ses contemporains. La foule accourait des villes pour se trouver sur son passage, et Commode le nomma à la préfecture de l'Égypte. Sans doute, si l'histoire ne devait pas demander un compte sévère aux hommes, non pas tant du talent dont ils furent doués que de l'usage qu'ils en firent, elle mettrait Lucien au rang des plus remarquables, pour la naïve beauté de la langue, pour la délicatesse des tours, pour le sel exquis de l'expression, pour l'à-propos et la mesure avec lesquels il sut écrire. Mais comment celui qui déclare la guerre à la religion, aux mœurs, aux idées, et, sapant tous les principes, abandonne les âmes au torrent des passions, remplit-il sa vocation sociale? Certainement il doit y avoir des hommes qui détruisent, pour faciliter la tâche de ceux qui ont à reconstruire; mais combien est malheureux le rôle de ces destructeurs (1)!

(1) «< On l'a comparé à Voltaire, mais Lucien ne présente qu'un des aspects de Voltaire. Celui-ci était immense, et mêlait à son ironie l'enthousiasme et l'amour de l'humanité. Il conduisit son siècle aux confins du nôtre et à tous les

Le métier d'historien eut aussi sa part des épigrammes de Lucien. Quand Marc-Aurèle et Lucius Vérus portèrent la guerre chez les Parthes, une nuée d'écrivains se mit à faire le récit de cette expédition, les uns imitant les anciens, les autres s'en écartant par orgueil, tous inspirés du reste par l'adulation. Lucien composa alors une diatribe, dans laquelle il tourne en ridicule et la manière de ces flatteurs et celle d'autres historiens, tant anciens que modernes. Bien qu'il s'attachât seulement, en rhéteur qu'il était, à la forme extérieure, il finit par des conseils qui nous paraissent mériter d'être rapportés :

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

« Le devoir d'un historien est de rapporter chaque chose telle qu'elle est arrivée. Mais peut-il le faire, quand il redoute Artaxerxès, ou qu'il attend de lui des vêtements de pourpre, un col«lier d'or, un coursier nyséen, en récompense de ses louanges? Xénophon, écrivain équitable, n'eût point agi ainsi; Thucydide, <«< non plus : il faut s'attacher à la vérité plus qu'à ses inimitiés, et ne pas faire grâce à ceux que l'on aime. En effet, la seule « vérité est le propre de l'histoire; les écrivains doivent oublier << toute autre chose, et ne pas songer à ceux qui les écoutent dans «<le moment, mais à ceux qui appelleront ancien le temps actuel. << Celui qui caresse le présent sera rangé, avec raison, parmi les « flatteurs. Souvenez-vous d'Alexandre qui dit : Combien je vou« drais, Onésicrite, revenir, après ma mort, pour peu de temps « à la vie, afin de savoir ce que penseront les hommes qui, dans l'avenir, liront de telles choses! Qu'y a-t-il d'étonnant « à ce qu'on me loue maintenant, quand chacun, au moyen de « cette légère amorce, pense capter ma bienveillance?

[ocr errors]

progrès que nous avons accomplis. Lucien, au contraire, privé de l'instinct de l'avenir, ne sait autre chose qu'étouffer le présent par ses inépuisables facéties. Mais le monde était agité du besoin de croire, de s'appuyer à quelque chose de plus qu'humain; Pellegrinus cherche à exciter autour de soi l'admiration des hommes et je pourrais citer encore l'histoire d'un certain Alexandre qui avait attiré autour de lui la foule en Asie et en Italie; il dogmatisait, prétendait avoir eu des entretiens avec la Divinité, et il ne fut convaincu d'imposture que plusieurs années après. Le christianisme satisfaisait à ces besoins de l'humanité; et tandis que Lucien tournait en dérision l'ancienne philosophie, les chrétiens propageaient leur foi par la charité, la résignation, la patience, le martyre. Battus, ils ne battaient personne; ils vivaient dans les catacombes, calomniés, humiliés; mais ils duraient toujours, et se multipliaient à l'école du malheur. »> LERMINIER.

[ocr errors]

<< Mon historien doit donc être sans crainte, incorruptible,

franc, ami de la liberté et de la vérité, et, comme on dit vulgai «<rement, appeler pain du pain, sans rien accorder à la baine ou à

α

[ocr errors]

"

[ocr errors]

« l'amitié, et rester sans pitié, sans ménagement, sans honte; juge équitable, bienveillant pour tous. Hôte de ses livres, qu'il n'ait point de patrie, point de prince; qu'il se dirige par lui-même, << sans chercher ce qui plaît à celui-ci ou à celui-là; mais qu'il ra«< conte les faits tels qu'ils se sont passés. Thucydide a en vue l'u« tilité et la fin que tout écrivain judicieux doit se proposer dans « l'histoire : c'est-à-dire que s'il arrive, par la suite, des choses « semblables à celles qu'il raconte, on puisse au besoin tirer profit ⚫ de ce qui a été écrit. Quant au style, qu'il soit concis et vigoureux, « serré dans les périodes et les arguments. Qu'on fasse en sorte d'écrire, non avec trop d'aigreur et de violence, mais avec calme et posément ; que les sentences reviennent fréquemment; que l'ex« position soit lucide, en bons termes, et qu'elle rende le sujet aussi << clair que possible. Il ne faut pas non plus employer les mots obs« curs et inusités, ou d'autres qui traînent dans les tavernes ou sur « les marchés, mais que le vulgaire entend et que les gens instruits « approuvent. Que les tours ne soient pas emphatiques, et ne sen<< tent point la recherche; autrement ils rendront le discours sem« blable à un breuvage épicé. On peut faire usage de l'art poétique « en certains endroits; car l'histoire aussi comporte des manières « et des expressions grandioses, surtout quand la narration roule « sur des batailles, et qu'un peu de souffle poétique est nécessaire « pour gonfler la voile et faire balancer la nef sur la cime des flots : ⚫ mais que la parole grandisse seulement avec, la beauté et la ma« jesté des récits, et se maintienne égale autant que possible, sans a divaguer capricieusement ni s'élever hors de propos, afin de ne « pas sortir des gonds et de ne pas tomber dans la fureur poétique. « Qu'on s'occupe donc de la tenir en bride, en songeant que la bi« zarrerie excessive est dans le discours, comme dans les chevaux, « un grand défaut. C'est une excellente chose quand l'élocution « vient prendre doucernent les rênes de l'esprit qui s'emporte, et, << comme on fait pour un coursier, le diriger sans se laisser en<< traîner. Il ne faut pas ensuite arranger les faits au hasard, mais << avec soin et laborieusement, en revenant plusieurs fois sur son << travail, surtout s'il s'agit de choses présentes et que l'on a vues. « Autrement, on doit s'en rapporter aux écrivains qui méritent le

plus de foi, et qui, exempts de préventions, n'ont pas voulu faus« ser ou exagérer leurs récits.

«

[ocr errors]

«

"

« Une fois que tout a été recueilli, ou le plus possible, qu'on en « fasse d'abord un canevas, une espèce de masse informe; qu'on << lui donne ensuite la beauté, la couleur, à l'aide de la diction, de << l'ordre, de l'éloquence. Que l'écrivain se rende semblable au Ju<< piter d'Homère, regardant tantôt la terre des cavaliers thraces, tan« tôt celle des Mysiens, c'est-à-dire qu'il s'occupe tantôt des choses « concernant particulièrement les Romains, en les retraçant telles qu'elles paraissent vues de haut, tantôt de celles relatives aux Perses; et, s'ils combattent, qu'il ne prenne parti dans la mêlée « pour aucun des deux camps, ni pour un cavalier ou un fantassin «< exclusivement. Qu'il garde en tout la mesure, sans être dans ses « récits ni fatigant, ni grossier, ni puéril; mais qu'il procède avec facilité; et, après avoir placé chaque chose en son lieu de la ma<< nière convenable, qu'il passe à d'autres récits, le cas échéant, « puis revienne sur ses pas quand il y est rappelé. Qu'il s'étudie à << se hâtertant qu'il le peut en distribuant sa matière chronologique« ment; qu'il vole de l'Arménie dans la Médie, et de là secoue de << nouveau ses ailes dans l'Ibérie, puis en Italie, sans jamais perdre << un instant. Que son esprit se montre semblable à un miroir, bril<< lant et clair, renvoyant telle qu'il la reçoit l'image des objets, « sans rien d'étranger, sans différence de forme et de couleur.

"

« Les historiens, en effet, ne doivent pas écrire comme les ora<< teurs, mais raconter ce qui arrive, sans faire autre chose que le «coordonner. Il faut, en un mot, que l'historien se répute semblable « à Phidias, à Praxitèle et à Alcamène. Ils ne faisaient pas l'or, « l'argent, l'ivoire; mais ils le modelaient tel que le leur four<< nissaient les Éléens, les Athéniens, les Argiens; ils sciaient l'i<«< voire, le polissaient, le collaient, le mettaient en place, et appliquaient dessus un peu d'or; leur art consistant à dispo

[ocr errors]
[ocr errors]

« ser la matière selon le besoin. L'historien a la même tâche à accomplir, c'est-à-dire à disposer les faits dans un bél ordre, à << les expliquer avec une telle clarté, que celui qui l'écoute croie les « avoir vus. Après avoir apprêté toute chose, qu'il commence sans « prologue, pourvu que le sujet ne réclame pas de préparation. «S'il fait un prologue, qu'il réclame deux choses seulement, non pas « trois comme les orateurs; et, laissant de côté ce qui concerne la bienveillance, qu'il sollicite l'attention et la docilité de ses audi

[ocr errors]

teurs. Ils lui prêteront attention s'il parle de choses grandes, né<«< cessaires, pratiques, et utiles. Ils seront dociles s'il rend « clair ce dont il parle, en exposant d'abord les causes, et en pre« nant les événements à leur origine. Un prologue imposant doit «< être suivi de faits en rapport avec lui: qu'une transition fa«< cile et naturelle enchaîne les diverses parties de la narration, le << corps de l'histoire n'étant qu'un récit suivi.

«Que ce récit soit orné toutefois de quelques agréments; qu'il pro« cède d'une manière unie, égale; qu'il soit toujours semblable à « lui-même, sans s'élever et sans tomber, et offrant la clarté qui « résulte de l'accord des faits. Il ne sera parfait qu'autant qu'il rattachera, comme avec une chaîne, ce qui précède à ce qui suit : qu'il ne semble pas offrir plusieurs récits mis les uns à côté des <«< autres; mais que le premier tienne au second, et, par des inter« médiaires, qu'il se lie aux derniers.

[ocr errors]
[ocr errors]

« La rapidité est utile en toute besogne, et surtout là où il y a << abondance de choses à rapporter. Or, il faut être bref en retran«< chant non pas tant sur les paroles que sur les faits, c'est-à-dire en

[ocr errors]
[ocr errors]

glissant sur les choses de peu d'importance et les moins nécessaires, « pour parler des grandes avec abondance. Il faut surtout être at<< tentif quand il s'agit de la description des montagnes, des mers « et des fleuves. Observez combien Thucydide emploie une forme abrégée quand il décrit une machine ou expose la marche d'un siége, chose utile en elle-même et nécessaire, ou quand il dépeint << la forme de l'épipole ou le port des Syracusains. Lorsque l'historien « jugera à propos de faire parler quelqu'un, qu'il dise des choses « convenables aux personnes et à la circonstance, et toujours << avec la plus grande clarté. Que les louanges et les censures « soient modestes, circonspectes et jamais calomnieuses, brèves, « démontrées et à leur place. Que si quelque fable tombe sur votre «< chemin, racontez-la, mais sans l'affirmer, pour que chacun en « pense ce qu'il voudra, et que vous soyez à l'abri du blâme. Enfin, je répéterai souvent d'écrire, non en ayant égard au présent seulement, pour louer et honorer les hommes d'aujourd'hui, mais en << reportant sa pensée sur tous les siècles; ou plutôt je dirai d'écrire << pour les hommes à venir, en espérant d'eux la récompense pro<< mise aux bons écrits, et en faisant en sorte qu'ils disent: Celui-là

[ocr errors]

"

[ocr errors]

fut un homme libre et franc; il n'y a chez lui ni adulation « ni lácheté, mais la vérité en toute chose. Celui qui est doué a de jugement mettra le jugement de la postérité au-dessus de

« AnteriorContinua »