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Romans.

la mère d'Enée, sur les mœurs d'Anacréon et de Sapho (1), et autres sujets de même importance, Apion s'éprit aussi de ces subtilités; et, pour apprendre de quel pays était Homère et à qui il appartenait réellement, il alla jusqu'à recourir aux évocations magiques. Il fut le dernier à examiner minutieusement Homère, et il crut avoir fait merveille en trouvant que les deux premières lettres de l'Iliade (un) signifient quarante-huit, nombre des chants des deux grands poëmes. Député à Rome par les Alexandrins pour demander l'expulsion des Hébreux, il rédigea contre eux un livre qui fut réfuté par Josèphe. Il écrivit aussi sur les merveilles de l'Égypte; et c'est à lui que nous sommes redevables des deux célèbres anecdotes sur la reconnaissance des animaux : celle du dauphin de Pouzoles, qui aimait un enfant, et celle du lion d'Androclès, qui, guéri par celui-ci, se fit son protecteur. Apion, fier du mérite qu'il se croyait, se faisait appeler un second Homère, et se vantait de donner l'immortalité à ceux à qui il dédiait ses livres.

Nous rapporterons à ce siècle les premiers romans, sans entamer la discussion sur le point de savoir s'il y en avait auparavant, ou pourquoi il n'en existait pas. Le nom de récits érotiques, qu'on leur a donné, en indique le fond; mais il ne faut y chercher ni l'intérêt d'une action bien conduite, ni des développements de caractères, ni même la connaissance des temps. Aristide de Milet avait écrit, on ne sait à quelle époque, mais certainement avant Ovide et Crassus (2), certains contes licencieux, dont la scène était dans sa patrie, et appelés par ce motif fables milésiennes, nom qui devint commun à d'autres récits. L'un des plus anciens est l'Ane de Lucius de Patras, considéré comme l'original des Métamorphoses de Lucien et d'Apulée. Antoine Diogène rapporte, dans ses Choses incroyables de Thule (rà ὑπὲρ Θούλην ἄπιστα), type de tous les voyages imaginaires publiés depuis, qu'un certain Dinias, après avoir parcouru l'Asie et l'Europe, arrive à Thulé, où il rencontre Dercillide de Tyr, qui lui raconte les aventures merveilleuses arrivées à elle et à son frère Mantinias; il les fait écrire sur des tablettes de cyprès, et dépo

(1) SÉNÈQUE, Ep. 88.

(2) Ovide le cite dans les Fastes, II, 412; et dans le vers 443 il mentionne une traduction qu'avait faite Sisenna. Le suréna des Parthes reprocha aux soldats de Crassus de lire ces récits, qu'on avait trouvés dans leurs tentes. Voy. t. IV, page 214.

ser dans la tombe de Dercillide à Tyr, où elles sont trouvées lors de la prise de cette ville par Alexandre.

Il nous est resté encore, entre autres récits d'aventures, les Éphé siaques, par Xénophon d'Éphèse; les Passions amoureuses, de Parthénius, que nous avons déjà citées; et les lettres d'Alciphron, que ses études approfondies sur les comiques grecs mirent à même de nous donner des renseignements utiles sur les mœurs de l'antiquité.

L'écrivain gree le plus remarquable de cette époque est, sans contredit, Lucien, né à Samosate, d'une famille pauvre, au temps des deux Antonins, à ce que l'on croit; il finit ses études à quinze ans. Son père hésita alors pour savoir s'il le mettrait près d'un de ses oncles pour y apprendre le métier de sculpteur, ou s'il le destinerait à l'éloquence. Les dispositions de son fils lui firent prendre ce dernier parti. Lucien se rendit donc à Antioche, où il se prépara à suivre le barreau; mais trouvant peu d'attraits dans la procédure, il erra de ville en ville, débitant des harangues et des morceaux de déclamation, à la manière des rhéteurs d'alors. Il se mit ainsi en renom dans l'Asie Mineure, dans la Macédoine, en Grèce, en Italie et dans les Gaules. Ses dissertations roulaient sur les arguments frivoles ou fictifs, que nous connaissons; nous en avons conservé quelques-unes, comme l'Éloge de la mouche, le Tyrannicide, le Fils regretté, Zeuxis et Antiochus, la Calomnie, les Bains d'Hippias, l'Éloge de la patrie ou de Démosthène (1).

Ces sujets puérils ne suffisaient pas à distraire son âme des maux de son temps. Il voyait la société tomber en dissolution faute de foi religieuse, de croyances morales, d'institutions stables, fortes et respectées; il voyait aussi la tyrannie et la lâcheté lutter à qui irait le plus loin, et les nations se vendre; il était témoin du débordement des mœurs; le faste des grands traînait dans les rues un peuple d'esclaves et de clients, prêts à satisfaire des appétits insensés ou obscènes, et nourrissait des bouffons, des philosophes, des rhéteurs. De sales orgies, des maisons de plaisance, repaires de débauche, des bains voluptueux, voilà ce qui, pour les riches, était l'occupation d'une vie qui se terminait en triomphe par de pompeuses funérailles, où une foule de pleureuses versait des larmes vénales, en même temps qu'un grand nombre d'esclaves, affran

(1) Il n'est pas bien certain que ces morceaux soient de lui. La meilleure édition de Lucien a été faite par Frédéric Reitz; Amsterdam, 1744.

Lucien.

chis par testament, accompagnaient les morts, le bonnet sur la tête, jusqu'à leurs splendides mausolées. La richesse était le but de tous pour l'acquérir, l'un vend son vote, l'autre la fidélité de sa femme, ou la sienne propre; la plupart cherchent à se faire inscrire sur les testaments, et ont recours aux plus ignobles manœuvres, courtisant les vieillards, hâtant même leur mort. Le philosophe, le prêtre des religions menteuses comme celui de la véritable, s'efforçaient, chacun par des moyens différents, d'apporter remède à ces maux, et à ceux qui en étaient la suite; tandis que d'autres gémissaient sur une ruine inévitable, et que beaucoup s'étourdissaient sur l'avenir.

Si Lucien eût été plus sévère, il aurait pu aussi remédier au mal ou au moins s'en désoler; mais, satirique, audacieux et spirituel, il prit le parti de rire, d'amuser l'humanité, tout en mettant à nu ses plaies, et de saper, par la raillerie et par le doute, les vieilles institutions qui restaient encore debout.

Il franchit donc les limites de la vie; et de même que les chrétiens en appelaient à la mort, ce point où tout aboutit, Lucien met en scène ceux qui ne sont plus, mais pour faire, en les narguant, le procès aux vivants. Caron, tout étonné d'entendre les morts regretter la vie, interroge Mercure pour savoir quels sont ces grands biens qu'on laisse sur la terre ce dieu le conduit dans notre monde, et il voit tout le mal qu'on se donne pour se procurer des richesses, ce dont Caron ne peut qu'admirer la folie, lui qui sait que bientôt il prendra dans sa barque tous ceux qui s'agitent, et nus, qui plus est.

Ailleurs, il prend pour but de ses traits la beauté ou les plaisirs. Le lit d'un tyran ou la lampe d'un boudoir comparaissent au tribunal de Rhadamanthe, et révèlent, avec une franchise cynique, les turpitudes du temps. Le coq de Micillus console les pauvres de leur humble mais tranquille condition. Insistant sur ce point, Lucien rappelle qu'après le dernier voyage, il n'existe aucune différence entre le plus riche potentat et l'homme le plus misérable. Peut-être avait-il ouï sortir cette pensée de lèvres plus pures; mais il ne cherche pas à en tirer une vérité pratique; il en conclut que tout ce que nous voyons, même notre existence, n'est rien; et il plonge l'homme dans un doute désolant.

Comme, après avoir pesé les doctrines des philosophes, il les avait trouvées ou creuses ou mensongères, et toujours en contradiction avec les actions de ceux qui les propageaient, il ne chercha

pas à savoir s'il y avait une route éloignée de celle de l'erreur, qui conduisit à la vérité; et il se laissa aller au scepticisme. « Quand j'eus « reconnu la vanité des choses humaines, je méprisai grandeurs, << richesses, plaisirs, pour me mettre à la recherche de la vérité. La «< cause des phénomènes qui apparaissent à nos yeux, l'auteur de « l'univers, et bien d'autres questions de cette espèce, embarras<< sant mon intelligence, je m'adressai aux philosophes, qui con<< sument leur vie à chercher la vérité; je choisis ceux dont la « science était plus profonde, la vertu plus austère; ils consentirent « à m'instruire, moyennant un gros salaire : mais que m'enseignè« rent-ils ? des termes barbares et qu'on ne comprend plus, en me << laissant plus incertain que jamais.

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Ainsi son esprit railleur ne le porte, comme il arrive toujours, à rien de solide et de grand; il ne lui permet pas d'apprécier la vertu d'Épictète et de Marc-Aurèle (1), ni l'héroïsme des martyrs. Aristénète, mariant sa fille à un riche banquier, invite à la fête des philosophes et des gens de lettres. Ceux-ci mettent sur le tapis les questions qui les divisent, si bien que le banquet devient une arène où chacun s'escrime avec ce qu'il peut trouver d'arguments subtils; ce qui fournit occasion à Lucien de mettre en relief les folies et l'immoralité des différentes sectes. Tantôt il fait mettre à l'encan les plus illustres philosophes de l'antiquité, qui sont obligés, comme les esclaves exposés sur le marché, de déclarer leurs propres défauts. Tantôt il tourne en ridicule un certain Pellegrinus, qui, pour faire étalage d'apathie, donne volontairement le spectacle au public de sa mort. Comme il lui était arrivé de divulguer les impostures d'un philosophe paphlagonien nommé Alexandre, qui se disait prophète, cet homme, dissimulant la haine qu'il lui portait, lui offrit un navire pour le reconduire dans le Pont, et Lucien accepta: une fois au large, le pilote lui avoua qu'il avait reçu l'ordre de le jeter à la mer; mais, ne voulant pas souiller sa vieillesse d'un crime, il se contenta de le déposer dans une île déserte. Lucien, une fois sauvé, voulut porter plainte contre Alexandre; mais le gouverneur du Pont l'en dissuada, vu la puissance de l'imposteur: alors, pour toute vengeance, Lucien se mit à écrire la vie de son ennemi.

Pourtant, la sagesse n'était pas moins regardée comme le partage de ces hommes-là. Lucien lui-même eut de l'estime et de l'amitié pour (1) On croit que l'Hermotime fut dirigé contre ce prince, et peut-être écrit à l'instigation d'Avidius Cassius.

T. V.

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deux philosophes, Nigrinus et Démonax : le premier, platonicien, pratiquait dans Rome les vertus qu'il enseignait, instruisant les hommes au bien et à chercher le mieux; l'autre habitait Athènes, où il s'était réduit volontairement à la pauvreté, par amour pour l'étude, ne voulant pas d'esclaves, parce qu'il trouvait injuste qu'un homme eût recours à un autre pour ce qu'il pouvait faire lui-même. Sa bourse et son bras étaient à la disposition non-seulement de ses amis, mais de tous ses concitoyens. Il parlait par sentences, comme les anciens sages, choisissant, parmi les sectes, ce que chacune avait de meilleur. Bien qu'il préférât les doctrines stoïciennes et admirât Socrate, il proclamait hardiment la vérité, et jamais il ne plia ses habitudes aux mœurs athéniennes. Accusé de ne pas montrer de dévotion envers Minerve, il répond qu'il ne pensait pas qu'elle en eût besoin; puis il comparaît devant l'assemblée, couronné de fleurs; et comme on s'étonnait : Je suis venu, dit-il, paré comme une victime, tout prêt à être sacrifié, si tel est votre plaisir. Interrogé par quel motif il ne s'est pas fait initier aux mystères d'Éleusis, il répond que, s'ils lui eussent paru à réprouver, il n'eût pas laissé d'en détourner les hommes; que, s'il les eût reconnus bons, il les aurait divulgués pour l'avantage

commun.

S'appuyant sur l'autorité de ces deux sages, Lucien se met à lancer ses traits contre les dieux, tels qu'ils nous apparaissent dans Homère et dans Hésiode; mais tandis que les philosophes s'efforcent de justifier le polythéisme, en voulant y trouver des allégories, ou la forme symbolique des idées éternelles qui alimentent et élèvent l'humanité, il le présente dans la nudité des formes poétiques et vulgaires; il livre à la risée de la foule les métamorphoses et les exploits des dieux, avec une verve de gaieté qu'on ne peut traiter d'impie, puisqu'elle prouve qu'on ne croyait plus à rien. Mercure le dieu voleur et entremetteur, Vénus la dévergondée, Jupiter le coureur d'aventures, lui fournissent un sujet fertile en plaisanteries; mais non content de cela, il veut encore démontrer l'impuissance et la nullité de ces habitants de l'Olympe; et tantôt il les fait convaincre de faiblesse, assujettis qu'ils sont à la volonté supérieure du destin; tantôt il les montre dans la plus vive alarme, parce que sur la terre le stoïcien Timoclès s'épuise en vain à soutenir leur existence contre l'épicurien Damis. Momus est là qui les plaisante de ce que les arguments du dernier réduisent son

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