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débiter des flatteries ampoulées aux Césars quand ils daignaient consulter le sénat sur ce qu'ils avaient déjà décidé, et à mériter ainsi de parvenir à des magistratures dénuées de pouvoir comme de dignité.

Sauf dans les plaidoiries qui étaient publiques pour les cas de lèse-majesté, la déclamation, déjà en usage au temps de Cicéron, était devenue, en survivant aux institutions anciennes, un étalage de pompeuses misères. On fit un code entier des convenances déclamatoires. Quand l'orateur se présente à la tribune (y était-il dit), il peut se frotter le front, regarder ses mains, faire craquer ses doigts, et montrer, en soupirant, l'anxiété de son esprit. Qu'il se tienne droit, le pied gauche en avant, les bras légèrement détachés du corps; et qu'à son exorde sa main dépasse tant soit peu sa poitrine, mais sans arrogance. Animé par le débit, qu'il prononce avec une négligence calculée les périodes les plus travaillées, et montre une sorte d'hésitation aux endroits où il est le plus sûr de sa mémoire. Qu'il ne reprenne pas haleine au milieu d'une proposition, ne change de geste que de trois paroles en trois paroles; qu'il ne mette pas les doigts dans son nez; qu'il tousse et crache le moins possible; qu'il évite de se dandiner, pour ne pas avoir l'air d'être en bateau; qu'il ne tombe pas dans les bras de ses clients, à moins que ce ne soit par épuisement véritable. Il ne faut pas non plus se promener et s'arrêter après avoir prononcé une phrase à effet, pour ne pas sembler attendre les applaudissements. Qu'il laisse vers la fin retomber sa toge en désordre, ce qui est un grand signe de passion.

Quant au point de savoir s'il est convenable ou non d'essuyer la sueur de son visage et de s'écheveler, il y a discussion entre Plotius et Nigidius, Quintilien et Pline. Ils vous diront comment on doit se vêtir pour être un homme éloquent : il s'agit pour cela de porter une tunique qui dépasse peu le genou par devant, et tombe par derrière jusqu'au jarret ; plus longue, elle ressemblerait à celle des femmes; plus courte, à celle du soldat. S'envelopper la tête et les jambes de laine et de bandelettes, est d'un malade; rouler sa toge autour de son bras gauche, d'un furieux; en rejeter le bord sur son épaule droite sent l'affectation, et déclamer les doigts chargés d'anneaux est le fait d'un efféminé.

Les précepteurs vous désigneront ensuite nommément chaque gradation de la voix (1), en vous indiquant celle qui convient à

(1) QUINTILIEN dit : Si ipsa vox non fuerit surda, rudis, immanis, rigida,

chaque sentiment. Voilà les graves études dont on occupait la jeunesse romaine, pour la faire rivaliser avec Démosthène et Cicéron. Tant c'est un système ancien, de la part des mauvais gouvernements, non d'abolir le savoir, mais de l'étouffer au milieu des futilités et des règles indispensables!

Le fond des choses ne valait pas mieux que la forme. De même que le peintre qui s'écarte du vrai tombe dans le maniéré, les rhéteurs, réduits à supposer des causes à discuter, à inventer des sujets de harangues, donnaient à traiter des questions bizarres et extravagantes: ajoutez à cela l'absence de conviction, le manque de moralité dans les moyens allégués, et point de jugement suprême à attendre du public. Les harangues que les élèves avaient à faire comme exercices se divisaient en suasoriæ et en controversia. Les premières avaient pour objet l'éloge de la vertu, de l'amitié, des lois, et maints autres développements philosophiques d'une exécution facile, ou parfois d'une subtilité sophistique. Les autres consistaient en discussions de différents genres, judiciaires pour la plupart. Elles se subdivisaient en tractatæ, pour lesquelles le rhéteur donnait le sujet et la marche à suivre, et en coloratæ, dont l'élève trouvait par lui-même la matière et la disposition. Une fois composées et corrigées par le maître, l'élève les apprenait, et les débitait devant le patient auditoire.

Veut-on connaître les thèmes que le maître fournissait aux jeunes Romains? en voici quelques-uns. Expliquer pourquoi un verre se brise en tombant; dissuader Caton de se donner la mort; exhorter Agamemnon à épargner Iphigénie; Alexandre, qui a conquis la terre, à ne pas vouloir encore dominer sur l'Océan ; Sylla à abdiquer la tyrannie (1); Annibal à ne pas s'amollir dans Capoue; César à tendre la main à Pompée, afin que Rome puisse opposer aux barbares ses deux plus grands capitaines. On discutait encore sur

vana,præpinguis, aut tenuis, inanis, acerba, pusilla, mollis, effeminala.... Ornata est pronuntiatio cui suffragatur vox facilis, magna, beata, flexibilis, firma, dulcis, durabilis, clava, pura, secans aera, et auribus sedens. Inst., XII.

(1) Et nos ergo manum ferulæ subduximus, et nos

Consilium dedimus Sullæ, privatus ut altum

Dormiret.

Voilà ce que dit JUVÉNAL (Sat. I, 15), et l'on aurait de la peine à croire que c'est précisément ce qui se faisait dans nos écoles au dix-huitième siècle, et ce qui se fait encore au dix-neuvième.

le point de savoir si les trois cents Spartiates, abandonnés de tous aux Thermopyles, auraient dû s'enfuir; si Cicéron devait demander excuse à Marc-Antoine et livrer au feu ses écrits, à la demande de ce dernier.

On passait ensuite à des questions plus sociales, plus actuelles, comme on dit, en proposant des cas où la science des lois venait en aide à l'éloquence; ainsi : Une vestale étant précipitée de la roche Tarpéienne a conservé la vie; luí sera-t-elle ôtée? — Un mari et une femme se sont juré de ne pas se survivre l'un à l'autre ; l'époux, ennuyé de sa femme, part, et lui fait parvenir la nouvelle de sa mort. Elle se jette par la fenêtre, mais elle guérit; et l'artifice étant découvert, son père demande le divorce, auquel elle se refuse : que l'un plaide pour le père, l'autre pour la femme. - Titius recueille deux enfants abandonnés ; il les élève, puis il casse un bras à l'un, une jambe à l'autre ( cas qui n'était pas rare alors); il les envoie mendier, et s'enrichit: que l'un se charge de l'accusation, l'autre de la défense. Une ville, dans une grande disette, envoie un délégué acheter des grains, avec ordre de revenir à une époque déterminée. Il part, fait les achats, mais, à son retour, il est poussé par la tempête dans un autre port; il y vend son chargement pour un prix double, achète le double de grains, et arrive enfin; mais dans l'intervalle la ville a souffert une horrible famine, les citoyens se sont dévorés entre eux, et le délégué est poursuivi pour erime de cadavre mangé. Un homme pénètre dans une citadelle pour gagner la récompense promise à celui qui tuera le tyran; ne le trouvant pas, il tue son fils, et lui laisse son épée dans le sein. Le tyran de retour voit son fils mort, et se plonge dans la poitrine le fer qui l'a percé. Le meurtrier du fils réclame le prix comme ty. rannicide (1). Les abeilles d'un pauvre butinent sur les fleurs d'un riche; celui-ci demande une indemnité au premier, et, sur son refus, empoisonne ses fleurs, les abeilles meurent, et le riche est cité en justice. Une mère revoyait en songe le fils qu'elle avait perdu; elle en fait part, à son mari qui va trouver un magicien et lui fait exorciser le tombeau; la mère, qui ne voit plus son fils en rêve, accuse son mari de mauvais procédés à son égard. Deux jumeaux étaient abandonnés des médecins ; quelqu'un promit de guérir l'un des deux, s'il pouvait examiner les organes vitaux de

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(1) C'est le sujet du Tyrannicide de LUCAIN, dans les œuvres duquel on trouve plusieurs harangues de ce genre.

l'autre; sur le consentement du père, l'un a été éventré, l'autre guéri: la mère accuse son mari d'infanticide. Il s'agit toujours d'accuser et de défendre. La loi condamne (c'est une invention de ces pédants) celui qui frappe son père à avoir les mains coupées. Un tyran ordonne à deux fils de maltraiter leur père. Le premier, pour ne pas obéir, se jette du haut de la citadelle; l'autre, poussé par la nécessité, outrage l'auteur de ses jours, et encourt la peine prononcée par la loi. Appelé en jugement pour avoir les deux mains coupées, il est défendu par son père lui-même. Il y a là sujet pour une double harangue. Une autre loi (du même code) laisse le choix à la jeune fille à qui l'on a fait violence de demander la mort de son ravisseur, ou de l'épouser sans lui apporter de dot. Un jeune homme enlève deux filles; l'une veut qu'il meure, l'autre veut être épousée. La cause est à plaider dans un sens et dans l'autre. Une autre loi inflige au calomniateur la peine subie par celui qu'il a calomnié. Un riche et un pauvre, ennemis irréconciliables, avaient chacun trois fils; le riche ayant été nommé général, le pauvre l'a accusé faussement de trahison, et le peuple en fureur a lapidé ses enfants. Le riche demande à son retour que les fils du pauvre soient mis à mort; celui-ci s'offre seul à subir la peine. Dans quel sens prononcez-vous?

Le goût des jeunes Romains se pervertissait et leur imagination se fourvoyait à traiter ces questions bizarres (1), et bien d'autres encore: entraînés qu'ils étaient ainsi en dehors de la vie ordinaire et de la force naturelle des passions humaines, ils s'habituaient aux subtilités et à l'exagération. Pétrone avait done raison de s'écrier : « J'estime que dans les écoles on rend les jeunes gens tout << à fait sots, attendu qu'ils ne voient et n'entendent rien de ce qui « arrive d'ordinaire; mais bien des corsaires qui sont enchaînés au rivage, des tyrans qui ordonnent à des fils de trancher la tête « de leur père, des oracles qui, en temps de peste, ordonnent d'im« moler trois vierges ou plus (2).

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Si ce n'était pas assez de l'embarras du sujet, on y ajoutait des difficultés artificielles, en déterminant, par exemple, par quel mot il fallait commencer ou finir la période; le tout devait ensuite se

(1) On les désignait dans les écoles par les titres de gemini languentes, sepulcrum incantatum, venenum effusum, tormenta pauperis, cadaveris pasti, apes pauperis...

(2) Satyricon, c. 1.

Quintilien.

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soutenir à grand renfort de figures, de pointes, de lieux communs et de clinquant, dans le seul but de mériter une louange ou des huées dans l'école, de la part de quatre ou cinq oisifs, ou d'être, dans quelque salon, l'objet de la faveur ou de l'envie d'une société particulière. Le dernier terme de l'ambition d'un orateur était de se voir choisi pour composer le panégyrique d'un empereur, à moins que la soif de l'or et du pouvoir ne le portât vers cette éloquence lucrative et sanguinaire dont furent victimes Crémutius, Helvidius et Thraséas. Nous avons dit que, sous la république, les jeunes gens débutaient d'ordinaire au Forum par une accusation éclatante (1), ce qui pouvait devenir un frein pour la corruption, sous un régime de liberté où la loi permettait au coupable de prévenir la sentence par un exil volontaire. Mais les termps étaient bien changés. Le fond ou le prétexte de toutes les accusations était d'avoir en haine la tyrannie, et c'était là un crime qui était puni avec la dernière rigueur. Quel beau champ pour l'éloquence d'une jeunesse généreuse, que de proférer des invectives à la manière de Cicéron foudroyant Catilina et Marc-Antoine, et cela pour exagérer les horreurs de la haute trahison, pour interpréter dans le sens le plus sinistre les faits et les paroles les plus simples, et pour faire condamner quelque citoyen magnanime, et acquérir la faveur d'un Caligula ou d'un Domitien !

A peine aussi commença-t-on à respirer, que les hommes éclairés s'accordèrent pour déclarer la guerre à cette misérable éloquence, vassale de la calomnie. Pline tonna contre les délateurs; Juvénal fustigea les rhéteurs; Tacite y fit allusion en signalant les causes de la corruption de l'art oratoire: enfin parut Quintilien, qui le premier enseigna l'éloquence aux frais de l'État. Né à Calagurris en Espagne, élevé à Rome, il reçut les leçons de l'orateur Domitius Afer, et fut chargé par l'empereur Domitien de l'éducation de ses neveux, qui devaient lui succéder. Il écrivit sous les auspices de ce dieu, comme il l'appelle, ses Institutions oratoires, destinées à former un orateur accompli. Il fut témoin de la misère à laquelle les lettres se trouvèrent réduites, notamment par les exemples de Sénèque, qui, étant en faveur comme précepteur du prince, avait mis en discrédit le style des anciens, afin d'assurer la préférence au sien, qui, n'étant qu'affectation et argutie, reste

(1) Voy. livre V, chap. 11.

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