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Ces constructions nous mettent à même de juger le système politique des anciens, dont toute l'attention se portait sur les villes, en sacrifiant entièrement les campagnes. Après le moyen âge, au contraire, on ne trouve pas un coin de pays où ne s'élève un village, avec son église et sa maison communale. Alors tout se concentrait dans les villes; c'était à elles que conduisaient les grandes routes, sans qu'elles eussent pour accessoire ce réseau de chemins inférieurs qui relient aujourd'hui les moindres villages; alors, en un mot, c'étaient les citoyens, aujourd'hui le peuple; alors quelques privilégiés, aujourd'hui l'humanité entière.

Combien se tromperait donc celui qui, à la vue de ces magnificences, se figurerait que la population de ce temps était extrêmement riche! La prospérité des nations résulte non des nombreuses richesses amassées dans les mains de quelques-uns, mais de la distribution équitable entre tous de ce qui sert aux nécessités, aux commodités, aux jouissances. Rome, après avoir enlevé aux vaincus leur territoire, le divise en petites portions pour le distribuer à titre de récompenses militaires; elle conserve le reste comme domaine national (ager publicus), pour l'affermer, soit par baux de cinq années, soit à perpétuité, moyennant une redevance qui formait une des principales branches du revenu public, Les patriciens, à raison de la puissance que leur attribuait la constitution, en attiraient à eux la meilleure partie, et leur principal soin était de la conserver et de l'accroître. Tout les y aidait. Les matières précieuses que la conquête fait entrer dans le pays diminuent la valeur de l'argent; d'où suit que la redevance qu'ils payaient se réduit à peu de chose ou à rien, et qu'ils n'ont que peu de chose à dépenser pour acheter des esclaves et faire cultiver leurs champs (1).

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Ils permettent à ces esclaves d'économiser sur leur nécessaire, ou d'exercer un petit négoce avec lequel ils se créent un pécule qu'ils placent à intérêts dans les mains de leur maître lui-même ; et celuici se trouve ainsi propriétaire, cultivateur et banquier. Les grandes propriétés, soutenues par un capital surabondant, tendent à s'accroître, chaque jour elles attirent à elles quelque modeste patrimoine; et les choses en viennent au point que le territoire romain pourrait passer pour une confédération de petits royaumes. L'Italie, peuplée

(1) Voy. livre V., ch. 2.

de nations industrieuses, avait vu ses enfants s'épuiser, partie à s'opposer à la tyrannie de Rome, partie dans les proscriptions qui signalèrent les triomphes de la cité victorieuse, partie à la seconder dans ses nouvelles conquêtes. A peine avait-elle réparé avec le temps les pertes causées par les guerres d'Annibal et par celle, plus meurtrière encore, des Marses, que survinrent les luttes civiles; aux maux de la guerre s'ajoutèrent bientôt ceux de la victoire, quand Sylla, et plus encore Auguste, partagèrent ces belles contrées entre leurs vétérans. Ceux-ci chassèrent de leurs champs, de leurs foyers, de leurs temples, de leurs tombeaux même, les anciens propriétaires, qui accoururent à Rome, nus et sans ressources, pour y demander du pain (1).

Mais levétéran, qui se trouvait enrichi si facilement, ne connaissait ni l'industrie qui fait acquérir, ni l'économie qui conserve : habitué à l'imprévoyance du soldat et à la dissipation, fruit des largesses et du pillage, il se livrait aux plaisirs, était bientôt réduit à hypothéquer le fonds, la maison, le mobilier; puis, nu comme auparavant et plus vicieux, il revenait à Rome pour s'y rassassier de pain et y assouvir sa soif de plaisirs.

Cependant les campagues restaient en friche; le fisc s'en emparait, ou elles devenaient la proie des riches, qui formaient ainsi des domaines immenses avec les dépouilles des petits. De là ces latifundia qui ruinèrent l'Italie (2), où souvent un seul individu possédait un territoire dont la conquête avait suffi au triomphe d'un général.

Le nombre des pauvres devait aller croissant à l'infini, par les propriétaires dépossédés, par les cultivateurs libres qu'écrasait la concurrence de vastes exploitations à esclaves, par les débiteurs que dévorait l'usure; par tous les plébéiens enfin, sauf ceux qui, à force d'esprit ou de valeur, parvenaient à prendre place dans l'ordre des chevaliers; aristocratie d'argent qui se substituait à celle de race.

Il serait possible peut-être, parmi les nations modernes, d'en citer une divisée de même en un petit nombre de possesseurs de richesses immenses et en une infinité de misérables (3); mais ceux sur les

(1) More latrocinii veteribus possessoribus ademerunt agros, domos, sepulcra, fana.... juvenes pariter ac seniores, mulieresque cum parvis liberis conquerentes se pelli agris focisque. APPIEN., de B. civ.

(2) Latifundia perdidere Ilaliam. PLINE, Hist. nat., XVIII.

(3) Ce phénomène de l'expropriation se reproduit précisément aujourd'hui en Écosse, où la suprématie des lairds s'est changée en propriété, chacun d'eux ayant absorbé les terres de tout le clan.

quels l'orgueil s'apitoie quand il ne les insulte pas sous le nom de populace, forment aujourd'hui la classe infime, laborieuse et obscure qui, dans l'antiquité, était remplacée par les esclaves appartenant au maître et entretenus par le maître. La plèbe, au contraire, était composée d'hommes libres, et privilégiés dans l'ordre civil, qui formaient un parti redoutable par le nombre, par ses habitudes guerrières, par la puissance de l'accord et de la légalité. Ceux-là pouvaient donc soutenir une lutte; et les pauvres, succombant avec les Gracques, triomphèrent durant les proscriptions, quand les biens enlevés aux anciens propriétaires furent distribués, non, comme on le disait, pour arriver à une répartition égale, mais pour récompenser ceux qui avaient aidé aux victoires des triumvirs.

Ce changement de maîtres amena sous l'empire un nouveau sys. tème d'économie et de finances. Les anciens membres de l'aristocratie continuaient par tradition à faire cultiver les champs par des esclaves placés sous la direction d'autres esclaves; les nouveaux enrichis, ne songeant qu'à jouir dans le luxe de leur opulence démesurée, louèrent leurs biens à des cultivateurs libres, qui les firent valoir à leurs frais et risques. On louait d'ordinaire pour cinq ans, et le fermage était payé le plus souvent en argent, selon le nombre des esclaves attachés au domaine. Mais on peut juger combien le revenu devait être incertain, si l'on songe à la multiplicité des distributions gratuites, dont la munificence, soit de l'empereur, soit des riches, interdisait toute spéculation privée. Ajoutez à cela les monopoles, les trésors que la victoire mettait tout à coup en cir-culation, et qui altéraient capricieusement la valeur des denrées envoyées sur le marché par le propriétaire.

La difficulté d'affermer des biens à des cultivateurs libres s'étant accrue de plus en plus, il s'introduisit, après le deuxième siècle de l'ère vulgaire, un nouveau système d'économie rurale : l'esclave fut changé en colon servile; il lui fut permis de prendre femme, d'avoir des enfants, de disposer de son pécule, à la condition de payer une redevance annuelle (1). Cela aurait pu amener le rachat de l'esclave; mais la disproportion entre pauvres et riches devenant toujours plus grande, et se trouvant augmentée par l'horrible système de finances que les besoins croissants de la ré

(1) Il est parlé plus au long de la condition du colon dans le liv. VII, ch. 5.

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publique avaient fait adopter, on en vint à craindre que le propriétaire ne vendît les esclaves et ne laissât les champs sans culture. Il fut donc décidé alors que le colon resterait avec sa descendance attaché à la glèbe, et serait vendu avec elle. Cette mesure rendit plus misérable la condition de l'esclave, et produisit beaucoup d'inégalité dans la distribution des travailleurs, qui, accumulés dans certains endroits, étaient très-clairsemés dans d'autres. Le résultat fut qu'à la fin de ce siècle beaucoup de campagnes, autrefois mises en valeur par les populations actives des Éques, des Sabins, des Volsques, des Étrusques, des Cisalpins, restèrent en friche, et que des terrains immenses furent envahis par des jardins de plaisance entièrement improductifs.

L'agriculture italienne ainsi anéantie, il fallut faire venir du dehors jusqu'au vin, soit des îles de la Grèce, soit de la Syrie, de l'Espagne ou des îles Baléares, de cette Gaule même, dont les fils étaient descendus en Italie, attirés par ses riches vignobles. La laine, produit jadis en renom des troupeaux de l'Apulie et de l'Euganie, dut être demandée à l'Espagne, à Milet, à Laodicée; et la plus com. mune, à la Gaule. Les principales familles ayant adopté généralement le luxe, jadis royal, de l'employer teinte en pourpre, on la faisait venir de Tyr, de la Gétulie, de la Laconie, et on la payait jusqu'à mille drachmes la livre.

A l'époque où, par suite d'expédients fiscaux ou de l'urgence des besoins, l'agriculture avait à souffrir de ces changements funestes, Industrie. l'industrie subissait aussi une révolution. Les corporations d'ouvriers libres, très-anciennes à Rome, n'avaient pu y prospérer à côté des manufactures serviles, chaque citoyen riche faisant fabriquer chez lui tout ce qui était nécessaire aux besoins et au luxe de la maison. Plus tard, les parvenus, qui affluèrent à Rome, s'aperçurent qu'une étoffe, un ustensile quelconque achetés dans une boutique, coûtaient moins cher que ceux qu'on faisait fabriquer chez şoi par ses esclaves, ce qui fit abandonner l'industrie domestique; le nombre des artisans libres s'accrut, et ainsi se trouva secondé le système d'égalité adopté par les empereurs. Mais on ne voulut pas donner à cette foule d'artisans la liberté enlevée aux gens de la campagne, et, sous prétexte de vouloir les assujettir à un ordre régulier, on enchaîna chacun à son métier, comme on avait enchaîné les colons à la glèbe. Sans aucune idée de la libre concurrence, et en considérant comme une nécessité l'intervention de la loi en toute

chose, pour assurer cette prospérité publique à laquelle nous pensons aujourd'hui que suffit la prévoyance de l'intérêt privé, on réforme les corporations (associations ou compagnies), et l'on organise dans chaque ville celles qui sont nécessaires pour satisfaire convenablement aux besoins des habitants. Les corporations que l'on peut considérer comme accessoires sont groupées autour de la principale; on les échelonne par degrés, et le passage de l'une à l'autre est accordé comme un privilége. L'empereur, ou la commune, ou les membres de la corporation eux-mêmes, établissent un fonds social; mais comme celui qui n'y verse rien peut y avoir part, et que tout homme libre peut entrer dans l'association, il en résulte que la moindre valeur acquiert du prix. Toutefois l'associé ne peut ni vendre ni léguer son pécule qu'à l'un de ses confrères : de sorte que, contrairement à ce qui existe aujourd'hui, l'industriel appartient à son industrie. La déplorable influence du fise se faisait encore sentir là; car chacune de ces communautés était grevée de charges énormes. Il leur fallait, outre les droits de vente et de péage, acquitter une contribution appelée auraria, parce qu'elle se payait en or; tous leurs membres en étaient tenus solidairement, et les biens fonds qu'elles possédaient étaient hypothéqués.

Ainsi, point d'agriculture pour créer la richesse, point d'industrie pour la mobiliser, point de commerce pour la répandre. Une foule de gens de tous les pays affluaient à Rome : on peut donc juger de ce qu'il devait y avoir de misère et de corruption dans cette multitude inoccupée, tous voulant vivre des distributions publiques ou de leur infamie. Alors se multipliaient les aveugles instruments du luxe et de la débauche; de véritables armées d'esclaves remplissaient les maisons des principaux citoyens, au point qu'il fallait un nomenclateur pour se rappeler le nom de chacun d'eux.

Nourrir et contenter la foule devait être un des principaux soins des empereurs, qui, à cet effet, tiraient continuellement des blés de la Sicile, de l'Égypte et de l'Afrique ; et maintenir la liberté des communications avec ces pays était la première occupation de leur politique: car malheur à eux le jour où la pâture n'arrivait pas à tant de bouches affamées (1)! La flotte qui transportait les blés en Italie était appelée sacrée ; les vaisseaux abordant à Rome chargés de froment étaient exempts de tous droits; plus méchant était (1) Aurélien écrivait au préfet des subsistances de songer à ce que la plèbe fût rassasiée. VOPISCUS, Vie d'Aurélien.

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