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de la victime divine, il n'est plus permis de sacrifier à l'État l'individu, la moralité personnelle à celle de l'association politique; et la morale véritable prend naissance. Peu à peu l'orgueil des sages est abattu par la résignation de la croix; le gémissement perpétuel du pauvre cesse, quand il reconnaît que les souffrances sont l'apanage et le mérite de l'homme dans son exil terrestre; que le Christ, le premier, a porté sa croix, et l'a laissée comme témoiguage de la foi, comme fondement de l'espérance, comme excitation à la charité. L'homme vicieux n'est plus réduit à se plonger dans de nouveaux égarements ou à désespérer de se relever, puisqu'il y a un sacrement de réparation : le larron sauvé sur la croix, la femme adultère renvoyée à la condition de ne plus pécher, la joie du bon pasteur en retrouvant la brebis égarée, promettent le pardon au repentir. L'opprimé voit le Christ ne trouvant ni fidélité dans ses amis, ni reconnaissance chez ceux à qui il a fait du bien, ni justice dans les tribunaux; et il se console. La loi ellemême, en voyant succomber un innocent, respecte dans l'accusé l'image de Dieu.

L'immortalité de l'âme n'était pas un dogme nouveau; et les meilleurs philosophes l'avaient déduit de la conscience. Mais la présumer, la désirer, la croire même comme spéculation doctrinale, est tout autre chose que de régler d'après elle la conduite intérieure et extérieure. Les Hébreux eux-mêmes, bien que la tradition la plus pure enseignât le dogme de l'immortalité, n'excluaient pas de la synagogue, ni des fonctions politiques et religieuses, les Saducéens, qui la niaient (1): et parmi les Gentils, pour ceux chez lesquels restait encore quelque foi en des opinions réputées vulgaires (2), le Tartare et l'Élysée étaient réservés à des faits écla

(1) << Encore donc que les Juifs eussent dans leurs Écritures quelques promesses des félicités éternelles, et que, vers le temps du Messie, où elles devaient être déclarées, ils en parlassent beaucoup davantage, toutefois cette vérité faisait si peu un dogme formel et universel de l'ancien peuple, que les Saducéens, sans la reconnaître, non-seulement étaient admis dans la synagogue, mais encore élevés au sacerdoce. » Bossuet, Disc. sur l'histoire universelle, IIe partie, chap. 6.

(2) Esse aliquos manes et subterranea regna.....

Nec pueri eredunt, nisi qui nondum ære levantur.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum

JUVENAL, II, 149.

tants et connus de tous, à des actes qui, avantageux ou nuisibles à la société civile, unique règle de la moralité, avaient déjà été punis ou récompensés par la loi et par l'opinion.

Jésus-Christ, au contraire, rend à chacun une conscience individuelle, le soumet à l'obligation absolue de se perfectionner soimême. Exposant l'idée la plus sublime de la Divinité, qu'il montre dégagée des nuages de la superstition et de l'ignorance, et comblée de toutes les perfections, il enjoint à l'homme de l'imiter ; il le force à se confier en une providence qui veille sur lui avec une constante sollicitude, et à se rappeler qu'il est sans cesse en présence d'un rémunérateur. La pureté intérieure est donc recommandée en vue de la vie future; les maux de l'exil sont endurés patiemment, à cause de l'espérance d'arriver à l'éternelle demeure.

Là le bonheur ne consistera pas en jouissances terrestres, mais dans la connaissance parfaite de la vérité, qui constitue le but le plus élevé de l'intelligence; vue en Dieu, face à face, elle perfectionnera l'image divine imprimée en nous, et nous unira tous dans l'amour le plus élevé, dans la joie des récompenses obtenues, dans la gloire du triomphe après les épreuves de l'expiation.

Quand il serait possible d'établir que de telles doctrines furent connues des anciens philosophes, soit qu'ils le dussent à la force du raisonnement ou à un reste des traditions primitives, elles étaient pour ainsi dire la propriété d'un petit nombre d'individus ; jamais elles n'avaient été communiquées au peuple et ne lui avaient profité. Socrate et Pythagore renversèrent-ils un seul des autels impudiques qui s'élevaient à leurs yeux? Épicure ou Cicéron entreprirentils d'abattre dans leurs temples fastueux ces dieux qu'ils tournaient en dérision? Non : la religion, comme la science, comme toute chose enfin, était privilégiée, et le partage d'un petit nombre de privilégiés. Les platoniciens eux-mêmes avaient deux degrés d'initiation philosophique: la purification (xálapas) ou la vertu, pour le vulgaire; la compréhension (vónais) ou la science, pour les élus; le peuple demeurant ainsi relégué au-dessous des philosophes, la vertu au-dessous de la science.

Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari!

VIRG., II, Georg. 490.

Cogita illa quæ nobis inferos faciunt terribiles fabulam esse : nullas imminere mortuis tenebras, nec flumina flagrantia igne, nec oblivionis amnem, nec tribunalia. Luserunt ista poetæ, et vanis nos agitavere terroribus. SÉNÈQ., Consolat.

Mais le christianisme n'a point de secrets; il n'a point de voiles dans ses temples; il n'est pas un homme qui, comme profane, puisse être écarté de l'Église. Enseigné aux enfants avec les premiers mots, il s'enracine dans les cœurs, où il insinue une morale aussi douce que sublime, une égalité affectueuse qui ne laisse voir dans le monde que des fils de Dieu. C'est de lui qu'est découlée cette morale si pure, sur laquelle n'influe ni la diversité des temps ni celle des personnes, et qui sans cesse a pour but la perfection de soi-même, et la charité envers autrui. La vengeance, dans les anciens âges, était douce aux nobles cœurs; elle était la volupté des dieux (1). Désormais le pardon ramènera la paix sur la terre.

L'impudicité était en honneur, on l'adorait chez les dieux, on s'en faisait gloire chez les hommes; si bien que chaque année de jeunes garçons venaient sur le tombeau d'un Dioclès, renommé par d'infâmes amours, faire assaut de lubricité, et que là on couronnait le plus lascif (2).

A Rome, on ne faisait aucun mystère des outrages les plus honteux à la nature (3). Si quelques hommes appelaient l'honnêteté une vertu, ils ne croyaient nullement l'entacher en abusant des esclaves, et en recevant des affranchis un infâme tribut de reconnaissance (4).

Tout homme qui doit respecter la Divinité en soi-même ne saurait plus adopter un état intermédiaire entre la virginité et le

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(4) Impudicitia in servo nécessitas, in liberto officium, in ingenuo flagitium est. S'il faut d'autres preuves que les Romains mesuraient pour ainsi dire à la loi et à la condition civile la moralité des actes, une loi de Constantin, de l'an 326, en fournira encore une : « Si quelque femme a commis un adul tère, il s'agit de savoir si c'est la maîtresse de l'hôtellerie (dans les lois romaines, caupona et postribulum sont presque synonymes) ou la servante. Si c'est la maîtresse, qu'elle ne soit point exempte de la peine légale; si la servante s'est livrée aux étrangers, que la condition de l'accusée fasse rejeter l'imputation, et que les accusés soient renvoyés libres; attendu qu'il n'y a de pudeur à exiger que de la part des femmes qui sont obligées à la loi mais celles qui par la bassesse de leur vie ne sont pas dignes de l'observation de la loi sont affranchies de la sévérité judiciaire. » Code Théodosien, IX, 7, 1.

mariage. La loi nouvelle enjoint de modérer les penchants sensuels; les liens domestiques se raffermissent, et le nœud conjugal devient durable pour une fin sublime.

Est-il possible que la dignité des mœurs se trouve jamais là où l'homme peut commander le vice à une troupe innombrable de femmes abandonnées au caprice du maître? Combien il importe au contraire que la femme soit rehaussée et ennoblie, afin que sa puissance sur le cœur de l'homme parvienne à établir ce doux échange de respect et de bonté, qui fait seul le bonheur de la vie domestique! Voilà donc que de la morale naît la liberté, ce besoin suprême de la nature humaine. La pudeur, honnie jusque-là, foulée aux pieds dans les courtisanes, dans les esclaves, bien plus, dans les déesses, devient le plus précieux ornement de la femme; elle sait que pour la conserver elle doit même mourir, et qu'elle en obtiendra récompense. Elle sait aussi que, pour acquérir des mérites réels, elle n'est pas obligée à des vertus héroïques, mais à élever ses enfants à de douces vertus qui les conduiront au ciel.

Afin que l'homme puisse dans son exil ici-bas chercher la perfection, l'Église doit tendre à briser les fers, à abattre les tyrannies nées de l'habitude d'opprimer et de s'avilir, et, la pire de toutes comme la plus universelle, l'esclavage. Mais briser soudain les chaînes, dire aux esclaves : « Vous êtes libres, vous êtes égaux à vos maîtres,» serait une œuvre aussi inconsidérée que de vouloir, pour dessécher un lac dont les exhalaisons infecteraient une ville, en rompre les digues à l'instant même : or, la philosophie de notre siècle a vu et voit encore à quoi aboutissent ces bouleversements subits. Le Christ fait des réformes, et non des révolutions; il jette parmi les esclaves une semence qui produira avec les siècles ce que jamais n'aurait produit aucune des doctrines des anciens sages, la liberté. L'esclave est appelé avec son maître, devant le Dieu de tous, à s'asseoir à la même table; sa personnalité, sa conscience lui sont rendues; il est devenu responsable de ses actions, de ses pensées. Saint Paul renvoie à son maître un esclave fugitif, mais après l'avoir baptisé, et il lui écrit: Ne le reçois plus comme un esclave, mais comme un frère bien-aimé. Si tu me regardes comme un compagnon, accueille-le comme moimême (1).

(1) Ep. ad Philemonem. On est pris de pitié en voyant de quelle manière Gibbon cherche à atténuer les misères de l'esclavage chez les Romains, et à

Si l'esclavage continua encore à subsister, ce fut la faute des adversaires du christianisme et celle des temps; car la religion nouvelle ne pouvait contraindre d'abord les voluptueux Romains, ni ensuite de farouches conquérants, à l'abolir. L'Église du moins, en attendant qu'il cesse, offre à l'esclave non-seulement le pain matériel, mais celui de l'âme, l'instruction religieuse. Elle fait chaque jour retentir une protestation contre l'iniquité invétérée; et tant que l'esclave n'est pas transformé en serf et associé dès lors au travail libre, partout où pénètre cette religion, on cesse de calculer avec une précision barbare jusqu'à quel point ces machines vivantes peuvent fonctionner sans se briser. Elle détermine certains jours durant lesquels l'esclave lui-même est admis à se reposer, jours sanctifiés par les consolations de la prière et de l'instruction que le prêtre distribue à tous.

Avec l'esclavage devait aussi tomber la noblesse fondée uniquement sur la race: car, bien que les anciens n'en aient rien dit, peu habitués qu'ils étaient à une analyse approfondie, leur ingenuitas consistait en définitive à descendre de personnes libres, sans mélange d'esclaves et d'affranchis: d'où résultait que, ceux-ci n'existant plus, la distinction naturelle disparaissait.

Telles sont les nombreuses et importantes applications civiles produites par cette doctrine pleine d'évidence, dans laquelle les esclaves voient la liberté, les opprimés la justice, les pauvres la charité, les sages la raison et l'espérance doctrine dont les grands esprits admirent la profondeur, dont les petits aiment et ac-cueillent avec empressement la simplicité.

Mais combien la lutte ne devait-elle pas se prolonger! Les abus avaient mûri, et s'étaient incorporés en quelque sorte dans la société au point de ne pouvoir être arrachés qu'avec elle. De grands efforts pouvaient seuls parvenir à réconcilier, à confondre la civilisation et la religion, depuis si longtemps désunies. Au royaume de Dieu s'opposaient la force, les préjugés et la nature même de

démontrer que leur adoucissement fut dû aux ordonnances successives des empereurs. Robertson, plus loyal que lui, dit : « Ce ne fut pas le respect inspiré par quelque précepte particulier de l'Évangile qui bannit l'esclavage de la terre ; mais l'esprit général de la religion chrétienne, plus puissant que toutes les lois écrites. Les sentiments dictés par le christianisme étaient bienveillants et doux ; ses préceptes donnaient une telle dignité à la nature humaine, qu'ils l'arrachèrent au servage déshonorant dans lequel elle était plongée. » Voyez son Discours sur l'état de l'univers, lors de l'apparition du christianisme.

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