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des formes grecques et romaines, comme les jursconsultes du quatorzième siècle prétendaient trouver les fiefs dans l'emphytéose et l'usufruit, et César Cicerano les théories de Vitruve dans la cathédrale de Milan. Les habitudes de collége faisaient qu'on s'imaginait rencontrer partout des héros romains, comme Chateaubriand, qui en arrivant à Philadelphie s'attendait à voir dans Washington un Cincinnatus. Que si, par exemple, dans le Breviarium des Wisigoths, se trouvait une disposition qui s'écartait du texte théodosien, on la proclamait erreur de barbarie, et non modification opportune pour des circonstances changées. Chaque phrase, chaque mot non usité par les classiques, s'appelait barbarisme; tout édifice était sans goût, s'il ne correspondait ligne pour ligne au Parthénon et au Panthéon.

D'autres, plus légers, crurent indigne d'eux de s'arrêter à scruter cet ensemble de causes qui influèrent tant sur les événements, ne voulant y voir qu'une impulsion de barbarie; ils comprirent mal les effets, et attribuèrent à des origines étroites et rapprochées ce qui provenait de sources vastes et éloignées; nul ne devina le caractère de siècles pleins de problèmes et générateurs du présent. Bien plus, on ne voulut pas même prendre la peine de se former une opinion à leur sujet, et l'on évita jusqu'à la discussion, qui, même erronée, conduit à la vérité. Ainsi, par suite d'observations aussi superficielles que vulgaires, le moyen âge fut jugé avec une inconcevable incapacité. Helvétius et Raynal ne daignèrent pas seulement examiner ces ténè· bres sans nom, cette stérile barbarie. Les littérateurs anglais, qui remplirent un volume de leur histoire universelle des miracles de Mahomet, ne consacrent à Charlemagne que soixantedeux pages (1). Tiraboschi ne sait pas comprendre que l'invasion des barbares, les divisions de l'Italie et le système féodal aient pu avoir la moindre influence sur la littérature (2). Botta n'a que dédain pour l'effréné et stupide moyen âge. Selon Robertson, les croisades ne sont qu'un splendide monument de la folie humaine (3). Voltaire, occupé à se moquer du genre humain, à le montrer toujours dupé, et par suite à expliquer les faits les plus importants par les causes les plus minces, parvenu à cette période que Montesquieu a appelée un moment unique dans l'histoire, à la féodalité, ne sait en dire autre chose sinon

(1) Vol. LXV de l'édition de Paris, page 24-86.
(2) Histoire de la littérature italienne, livre II, ch. 1.
(3) History of the reign of Charles the fifth.

que l'on a cherché bien loin l'origine de ce gouvernement, qu'il ne faut pas lui en attribuer d'autre que le vieil usage de toutes les nations d'imposer au plus faible un hommage et un tribut (1). Il glisse sur la question de l'investiture, qui importait tant à l'indépendance de l'Église et à celle des consciences, en disant Ils se battaient pour une cérémonie insignifiante (2). Mais, s'il avait dit lui-même ailleurs que dans le moyen âge la papauté était l'opinion, comment ne s'aperçut-il pas que c'était une lutte de l'opinion contre la force, de la liberté contre les oppresseurs? C'est que, par le droit du libre examen, ces philosophes se croyaient dispensés d'examiner, et le titre d'esprit fort était refusé par eux à quiconque voulait s'instruire avant que de juger.

Idées mesquines, auxquelles les pédants adorateurs du passé jurent encore foi et hommage, surtout chez les Italiens, soit par vénération pour les ancêtres, plus grands que vertueux; soit parce que, dans ce pays, existent encore certaines institutions qui furent des abus, mais qu'on veut croire inhérentes à la nature du pouvoir qui prévalut à cette époque.

Et précisément l'absence des sentiments religieux a été une forte entrave à la juste appréciation du moyen âge. C'était une époque de croyance et d'unité, que ne saurait comprendre quiconque ne voit pas comment la société fut alors identifiée avec le peuple et avec l'Église; celle-ci, obstacle d'abord aux gouvernements barbares, se rallia ensuite à la société féodale pour la modifier et la diriger, et répandit son souffle vivifiant sur cet infâme chaos, on élevant le grossier instinct d'une association sans règle jusqu'à la sublime personnalité d'une association raisonnable et bienveillante. Les temps changèrent; ce qui était alors opportun et civilisateur put devenir le contraire; mais, dans la ferveur du blâme, on oublia de distinguer les hommes. On avait déjà commencé à déprécier le moyen âge quand les études classiques se renouvelèrent en Europe; alors l'enthousiasme d'une découverte et l'admiration de formes si supérieures à tout ce qu'on avait sous les yeux firent naître, pour les auteurs ressuscités, une idolâtrie qui s'étendait à leur patrie et à leurs institutions. Une troupe de rhéteurs, débusqués de la Grèce conquise, se répandit dans les pays occidentaux pour y prêcher la seule chose qu'ils connussent, le culte de l'antiquité; ils convertirent

(1) Essai sur les mœurs, etc., ch. 33.

(2) Ibid., ch. 46.

les esprits au point de faire négliger et mépriser tout ce qui ne venait pas d'elle.

Pour accroître le mépris du moyen âge, la réforme survint au moment où les études n'embrassaient pas l'antiquité dans son ensemble, pour considérer chaque chose en son lieu, dans ses rapports avec l'histoire du monde. Indépendamment de ce que l'attention ne s'attachait plus qu'aux Grecs et aux Romains, la haine pour les institutions catholiques empêchait d'en apercevoir l'opportunité. Voilà comment Grégoire VII, Alexandre III, Innocent III, Grégoire IX, parurent des imposteurs fanatiques, occupés uniquement de faire leur profit de l'ignorance et de la superstition; dès lors, tout ce qui était l'œuvre du moyen âge fut attribué à l'ignorance et à la superstition.

Puis apparut la philosophie du siècle passé, se proposant de détruire la hiérarchie politique et la hiérarchie religieuse, comme contraires à ce nivellement civil auquel une époque plus avancée a droit d'aspirer. L'une et l'autre de ces hiérarchies avaient dû leur naissance et leur affermissement au moyen âge : le ravaler et le combattre, en attaquant non-seulement le catholicisme, mais encore le christianisme, c'était faire acte d'indépendance d'esprit et de libéralisme.

La liberté, comme il arrive souvent, avait pour aide la tyrannie, les princes voulant se dégager du frein que leur avait imposé l'autorité ecclésiastique lorsqu'ils n'en avaient pas d'autre. Pour anéantir cette autorité quand il n'en restait plus que l'ombre, on l'attaqua au moment où elle était l'unique et efficace contre-poids à la puissance des seigneurs, qui insultait à la faiblesse du pauvre peuple, aux lumières du clergé. Des écrivains catholiques, méconnaissant eux-mêmes et calomniant les papes dans leurs rapports avec leur siècle et dans leurs luttes avec la puissance temporelle rendirent encore plus difficile l'intelligence des temps où dominait souverainement l'autorité pontificale.

La disposition naturelle à façonner les choses passées à l'image des choses actuelles fut encore une source d'erreurs. Il est trop malaisé à l'homme de sortir du cercle de ses habitudes; si un mensonge spirituel lui annonce des habitants aperçus dans la lune, il les façonne sur son modèle, et leur prête nos arts et nos usages. Des siècles, dont le caractère est la médiocrité nivelée, ne sauraient que porter des jugements ineptes sur des époques et des hommes qui dépassent la mesure commune. Qui n'aurait égard qu'à l'élégance et à l'urbanité des mœurs, aux raffinements du luxe, à l'aisance de la vie, ne verrait dans le moyen âge que gros

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sièreté et infortune. Si la gloire et la prospérité d'une époque doivent se mesurer aux moyens de perfectionner et d'embellir la vie, certes il n'en est pas une préférable à la nôtre; mais la gloire et la prospérité consistent dans le but qu'on se propose et dans la manière dont les moyens sont employés. S'il vous plaît d'admirer notre siècle, faites-le; mais comptez au nombre de ses plus grands avantages celui de pouvoir mieux et plus justement apprécier le mérite de ceux qui l'ont précédé.

Les esprits préoccupés, comme ils l'étaient dans le siècle passé, de l'organisation monarchique, ne pouvaient comprendre l'autorité fractionnée entre les feudataires et les communes, contrebalancée par un pouvoir désarmé et par les priviléges innombrables des corporations et des individus. Comme un vieillard chancelant prend en pitié l'enfant alerte et folâtre qui, pour satisfaire au besoin de mouvement et d'action, emploie à courir et à sauter la surabondance de ses forces; de même une génération qui met la suprême félicité à ne rien faire, à conserver l'ordre, et par ordre entend quelque chose qui ne fait pas de bruit, qui empêche d'avoir peur, qui ne trouble ni la vertu ni le vice, ni l'opprimé ni l'oppresseur, une telle génération, dis-je, ne peut que déplorer les tempêtes du progrès et de la liberté, les débats dans le conseil, les tumultes sur la place publique, les batailles en rase campagne, aux écoles, dans les églises. Mais non, l'agitation n'est pas le malheur; le mouvement est la vie, et l'inertie la mort. Les ambitions même tournaient souvent à l'avantage social. A cette époque, on essaya de toute chose, parce que toute chose était inconnue : poursuivant un mieux qu'on ne connaissait pas bien, on fit de nombreuses expériences; on créa, on inventa, on chercha quelques règles au milieu de la dissolution générale.

Nos pères n'agissaient pas ainsi par des motifs raisonnés et des calculs d'intérêt, mais bien par inspiration, par élan spontané ; la vie publique était dans le sentiment, aujourd'hui tout à fait exclu pour laisser régner l'opinion, soit commandée, soit imitatrice. Au lieu d'un égoïsme réfléchi, une générosité générale entraînait les citoyens, d'un commun accord, à jeter les fondements de cathédrales, dont à peine leurs arrière-neveux parviendraient à poser le faîte. Mu par l'amour du prochain, le chevalier courait exposer sa vie afin de protéger l'innocence ou l'honneur de personnes inconnues; toute l'Europe se précipitait sur l'Asie, non par ordre d'un roi, mais en offrant spontanément son propre sang pour racheter celui de générations entières. Avant de pénétrer dans des temps pareils, il faut se dépouiller complétement des habitudes

de notre siècle, qui est tout enfoncé au milieu des livres, des métaux, des chiffres, des alambics et des cadavres. Le partisan des institutions modernes, qui donnent à chaque mouvement sa direction et ramènent vers un seul but des forces de chacun, ne pourra jamais comprendre un ordre de choses qui abandonnait tout aux forces particulières : ce sont des princes qui veulent changer leur suzeraineté en domination; de hauts et puissants barons qui cherchent à empiéter autour d'eux sur les petits feudataires; des communes qui réclament des franchises; des marchands qui spéculent sur des industries nouvelles ; des chevaliers allant en quête d'aventures; des prêtres désireux d'avancement dans la hiérarchie; des théologiens qui contraignent Aristote à appuyer la doctrine du Christ; des missionnaires, enfin, qui portent parmi les barbares la foi et la civilisation. Dans les tournois, on combat avec les armes; avec les sophismes, dans les écoles. Le religieux s'arrête à la porte du baron, prêchant contre le luxe et la corruption, et il en est récompensé tantôt par l'aumône, tantôt par le bâton; le gai trouvère s'y présente aussi, et, dansant avec les plumes de paon flottantes sur sa toque écarlate, chantant aux belles et aux vaillants des satires ou des louanges, il obtient les largesses du seigneur et l'amour des dames.

Le peu de connaissances que l'on possédait sur une époque si pauvre de documents historiques, l'aigreur contre le pouvoir spirituel qui l'avait dominée, et la satisfaction vaniteuse de la supériorité des temps modernes, tout tendait à faire croire qu'une oppression violente fût l'unique caractère de la vie ivile et religieuse du moyen âge, où n'aurait régné que l'arbitraire. Voilà pourquoi, tandis qu'il y avait foule d'écrivains pour l'histoire ancienne, on s'occupait si peu de l'histoire des siècles intermédiaires, et encore le faisait-on avec la précipitation de l'ennui. Les histoires universelles la traversaient en courant; bien plus, comme la plupart d'entre elles ne consistaient qu'en de simples recueils d'histoires particulières, il leur était impossible de retracer une époque qui ne peut être comprise que de celui qui embrasse d'un coup d'œil philosophique tout ce qui intéresse au plus haut point l'hu

manité entière.

Aucune époque ne fut d'ailleurs autant que le moyen âge décrite à l'aide de lieux communs. Les ténèbres s'amassent sur le monde, les arcs de triomphe et les temples sont abattus, le sceptre du monde échappe des mains de la reine du Tibre, les Muses sont épouvantées par les hurlements des barbares, la cruauté des vainqueurs et la lâcheté des vaincus voilà les phrases que poëtes

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