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Après la mort de l'impératrice Marie-Thérèse, le besoin de ma douleur, celui de ma fortune, mon devoir envers mes parens, les instances de nos amis, tout s'accordait avec l'espèce d'instinct qui me poussait vers la France, ne fût-ce que pour y passer quelques mois. J'en formai décidément le projet; j'obtins la permission de mon souverain, et, le 16 octobre 1782, j'étais aux pieds de la reine de France, dans le château de la Muette.

A peine instruite de mon arrivée, elle m'accorda une audience. En me voyant, elle s'écria avec une bonté naïve : «< Bonjour, mon frère de lait; » me parla de ma mère avec tendresse, de toute ma famille en détail; et après beaucoup de questions sur Vienne : « Nous nous reverrons, me dit-elle. Je >> suis bien aise. Je vois avec plaisir que vous >> désirez vous fixer en France. Nous verrons ce » que nous pourrons faire pour vous. Avant » tout il faut rembourser à vos parens les frais de >> votre voyage, et je m'en charge. >>

»

En effet, peu de jours après la reine me fit remettre par madame Thibault, sa première femme de chambre, cent trente louis pour être envoyés à ma mère. Elle avait déjà demandé au roi une place pour moi dans le département des finances, et le roi l'avait promise.

Je passais habituellement ma vie, et une vie fort douce en vérité, avec les personnes attachées le plus intimement au service de la reine; M. l'abbé de Vermont, son lecteur; la respectable madame

Thibault, première femme de chambre, et par qui elle distribuait tant d'aumônes ; madame Campan, qui avait le même titre, en survivance de la baronne de Mizeri, et qui n'était pas moins distinguée par l'étendue et les grâces de son esprit, que par la bonté de son cœur ; son beau-père, M. Campan, bibliothécaire de Sa Majesté, homme riche, aimable et aimant le plaisir, à qui la reine a dit plus d'une fois avec une plaisanterie pleine de bonté : << Surtout n'allez pas me gâter mon Weber. »

Le jour où je remis à la reine le consentement que donnait ma famille à mon séjour en France, Sa Majesté, prenant un ton sérieux et exprimant un sentiment qui me pénétra de respect : « Weber, » me dit-elle, conduisez-vous bien, et j'aurai soin » de vous. Mais songez que vous n'êtes pas Français. Je ne dois pas protéger un étranger sans mérite, et même encore moins lorsqu'il m'ap» partient. Il faut valoir plus qu'un autre et ga»gner votre avancement; alors je vous y aiderai. >> La place par laquelle vous allez commencer vous » rapportera, m'a-t-on dit, mille écus d'appoin» temens fixes, sans compter les gratifications. » Pour votre début, vous devez être content. »

C'est à la cour, près de Sa Majesté, que j'ai passé cinq années depuis 1782 jusqu'à 1789, époque qui a été le commencement de la révolution française.

Pendant ces cinq années, j'ai vu la reine poursuivre sa carrière de bienfaisance, non-seulement lorsqu'elle fut encore deux fois mère, et consacra

selon sa coutume ces deux époques intéressantes mais dans le cours habituel de sa vie ; non - seulement envers les indigens des classes inférieures mais envers ceux qui, dans un ordre plus relevé, étaient aux prises avec l'infortune. Je l'ai vue distribuer, pour ainsi dire, sa bonté à tous les rangs, à tous les âges et à tous les sexes; obtenir pour l'un la retraite qu'il avait méritée, ouvrir à l'autre le chemin qui devait le mettre sur la trace de ses ancêtres; exaucer ici le sentiment maternel, là le dévouement conjugal, ailleurs la piété filiale ou l'amour fraternel; soutenir des familles, faire des mariages, élever des enfans; accorder des audiences, qui elles seules étaient un bienfait, parce qu'elle entrait dans tous les sentimens, partageait toutes les explications, cherchait tous les moyens de succès possibles pour la demande qu'on lui présentait, et tous ceux de dédommagement quand les obstacles étaient invincibles.

J'ai vu cette active bienfaisance franchir les bornes de l'Europe, pour arracher des victimes à l'infortune. Ainsi trois cent dix-sept captifs d'Alger durent, en 1785, leur liberté à un bienfait commun des deux reines de France et de Naples.

J'ai vu la généreuse Marie-Antoinette ne pas distinguer un ennemi d'un serviteur, quand il y avait des larmes à essuyer, des malheurs injustes à prévenir, un frère à rendre aux vœux de ses sœurs, ou un fils à remettre dans les bras de sa mère. Ainsi, lorsqu'avec douleur, mais avec inflexibilité,

Washington avait dévoué la tête du jeune et brave Asgyll à des représailles jugées nécessaires, toutes cruelles qu'elles étaient, ce fut au nom de la mère du dauphin de France que le comte de Vergennes triompha du génie de la guerre et de la politique, en faveur de la mère d'Asgyll (1).

J'ai vu la reine soigneuse de la gloire du roi, préoccupée du désir de le faire aimer, rapporter à lui toutes les grâces qu'elle obtenait par lui. Je l'ai vue et entendue célébrer avec orgueil la paix glorieuse qu'il avait donnée au monde, avec délices les bienfaits sans nombre dont il comblait ses peuples. J'ai vu et son aimable sollicitude sur les succès du roi, quand il partit pour la Normandie en 1786 (2), et ses transports de joie quand ce bon prince lui écrivit qu'il recueillait à chaque pas des trésors d'amour; quand il revint dans ses bras idolâtre du peuple dont il avait été l'idole. Ah! si, dans ce moment, un envoyé de la Providence (car l'esprit d'aucun homme ne le pouvait) m'eût prophétisé la révolution qui allait éclater dans trois ans, j'aurais prédit, moi, tout ce que serait Marie

(1) Voyez, dans les éclaircissemens historiques (note A), les détails relatifs à cet intéressant épisode de la guerre d'Amérique.

(2) Pendant la route, le roi disait avec gaieté : « La reine m'a bien recommandé de ne pas parler avec ma grosse voix. »>

*

W.

* On trouvera des détails intéressans sur le voyage de Cherbourg dans les Mémoires du général Dumouriez. Il commandait alors dans cette ville qui lui doit en partie son agrandissement, son port et les beaux ouvrages militaires qui la protègent. (Note des nouv. édit. )

Antoinette pour Louis XVI, au milieu de ces horribles épreuves.

J'ai vu la reine, bien jeune encore, cesser d'aimer les plaisirs bruyans et les dissipations de la jeunesse (1); d'abord faire succéder aux bals éclatans de Versailles les bals champêtres de Trianon, qui amenaient tous quelque nouveau trait de bonté,

(1) Au nombre des divertissemens à la mode, pendant la jeunesse de la reine, et qui ont cessé d'être en vogue aujourd'hui, les Mémoires du temps citent les courses en traîneaux. «< Le luxe de » ce genre d'équipage n'a fait qu'augmenter pendant l'hiver de » 1778, dit Bachaumont; et il y a de ces traîneaux qui coûtent » jusqu'à dix mille écus. Sa Majesté, ajoute-t-il à la date du 15 » janvier de la même année, a surtout pris plaisir ces jours der» niers à chasser le daim dans le bois de Boulogne de cette ma» nière. Il y a eu aussi sur les boulevarts des courses en traî>>neaux qui ont fait spectacle pour les Parisiens. Lundi, la reine >> et toute la cour y sont venus avec vingt et un traîneaux. Celui » de Sa Majesté représentait une corbeille de fleurs. Tous ont » d'ordinaire, comme les navires, des figures d'animaux dont >> ils tirent leur nom: le lion, le cygne, le singe, etc. Le terme » de ces courses était un dîner à la Muette, ou à Mouceaux ou >> au Temple. >>

A ces divertissemens d'hiver succédaient en été des plaisirs et des fêtes d'un autre genre, mais dont la reine était encore l'ornement. Depuis quelques années les princes et les seigneurs de la cour avaient introduit en France le goût des modes anglaises, et surtout celui des courses de chevaux. En imitant celles qui ont lieu à Londres et à Newmarket, M. le comte d'Artois, M. le duc de Chartres, et les personnages les plus distingués par leur naissance, se proposaient d'améliorer la race des chevaux français. La Correspondance secrète de la cour de Louis XV1 rend compte en ces mots d'une des courses exécutées en 1775:

« C'est hier que s'est faite l'ouverture du Newmarket français. Il n'a paru que quatre contendans; mais ils étaient du rang le

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