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Favier, homme très-versé dans les affaires de l'Europe. Il s'agissait d'acheter promptement des effets en Angleterre, parce qu'ils perdaient considérablement, et qu'ils reprendraient leur valeur à la paix. Il fallait un capitaliste; on s'adressa à M. Necker qui sentit tout l'avantage du projet, et se chargea des achats. Il devait partager les bénéfices avec ses associés. Dès le lendemain de leur entrevue, il avait expédié pour Londres un courrier, chargé d'instructions pour ses correspondans, auxquels il marquait de ne pas perdre un moment pour acheter une grande quantité d'effets anglais. Favier et le premier commis différèrent de mettre leurs conventions par écrit, et Necker, ayant le temps de faire ses réflexions, forma le projet de s'approprier en entier les bénéfices de la spéculation, et bientôt annonça à ses associés qu'il avait changé d'avis ; que la paix pouvait être retardée; que le moindre délai l'exposait aux plus grands risques; en conséquence, qu'il avait fait partir un second courrier pour révoquer les ordres qu'il avait donnés, et faire revendre à tout prix les effets achetés. Enfin il fit valoir à ses associés, qu'il trompait, la bonté qu'il avait de ne point leur faire partager la perte. Indignés de cette conduite, mais forcés au secret, ils n'osèrent éclater, et se contentèrent de faire secrètement des perquisitions à Londres. Le résultat fut que les effets n'avaient été revendus qu'après la nouvelle certaine et publique de la paix, et que sa vente avait produit quarante pour cent de bénéfice.

» Ses liaisons avec un intrigant qui avait su se procurer une correspondance directe avec le roi, le mirent à portée d'attirer sur lui l'attention du roi et du premier ministre. Il remit au comte de Maurepas des Mémoires sur les affaires de finances, dans lesquels il exagérait les ressources. Le premier ministre, amateur de nouveautés, goûta ces moyens sans les approfondir, et proposa en conséquence de confier à Necker la direction du trésor royal, ainsi que les détails relatifs au crédit public et aux emprunts. La fortune rapide de Necker, sa capacité présumée, d'après ses succès personnels dans la banque, firent croire au comte de Maurepas qu'il saurait attirer au trésor royal l'argent des capitalistes français et étrangers. L'inapplication de Clugny aux affaires était encore un motif déterminant pour lui associer un homme qui eût de l'expérience dans la partie des finances, la plus intéressante pour un gouvernement qui, n'osant sonder la profondeur du mal, n'a

vait recours qu'à des palliatifs. Clugny vint à mourir dans ces circonstances, et Necker fut adjoint à son successeur qui ne tarda pas d'être la victime de son impatiente ambition. Parvenu au ministère, Necker ne s'occupa que des moyens d'éblouir le public,

et d'exciter l'enthousiasme. Sans but, sans doctrine ni système, il ne songea qu'à faire des opérations qui eussent de l'éclat. Dévoré d'une soif inextinguible d'applaudissemens, les moyens de sévérité ne lui coûtaient rien.

» Pressé par cet unique et impérieux besoin de succès et de louanges, il publia son Compte rendu ; et cet acte de sa vanité ambitieuse, auquel le premier ministre n'eut pas la force de s'opposer, sera remarquable dans l'histoire. Ministre du roi, il ne devait compte qu'à ce prince de l'état des finances et de ses opérations; mais le monarque n'était pas suffisant pour lui. Il voulut présenter au public un tableau fait avec art aux dépens de la vérité, bien assuré qu'en se soumettant à ce tribunal il recueillerait une ample moisson d'applaudissemens. Bientôt après il tenta, dans l'ivresse du succès, de se prévaloir du suffrage public, et aspira à entrer au Conseil. Le premier ministre lui objecta sa religion, et lui proposa galamment d'aller à la messe. Necker insista, menaça de quitter sa place, persuadé que la crainte de le perdre l'emporterait sur le scrupule que faisait naître la différence de religion; il fut la dupe de sa présomption: on le laissa se retirer.. Dès ce moment, il Ꭹ eut en France un parti animé contre le gouvernement, et déterminé à décrier toutes ses opérations. Les gens instruits n'osaient s'élever contre l'opinion de ce parti dominant: ils jugeaient Necker comme la postérité le jugera; ils voyaient qu'il n'avait point de doctrine; qu'il n'avait employé d'autre art que celui d'emprunter à tout prix pour en imposer par l'état brillant du trésor royal, et séduire la multitude enchantée de voir faire la guerre sans augmentation d'impôts.

» Il fut rappelé au ministère, lorsque l'autorité du roi ébranlée n'avait plus la force de résister aux clameurs du public. Il eut alors la principale part aux affaires, sous le titre de premier ministre des finances; mais cette place ne suffisait pas à son ambition, à cette soif effrénée de succès populaires qui caractérise Necker : songea dès ce moment à devenir ministre national, et füt bien plus occupé de caresser la multitude que de maintenir l'autorité

il

du monarque. Il concourut ensuite à l'ascendant du tiers dont il sc flattait de profiter. Après avoir vu rejeter par le roi un article insidieux qu'il avait inséré dans le décret de la célèbre déclaration du 23 juin 1789, Necker osa s'absenter de la séance royale, et afficher ainsi son opposition aux sentimens du roi. Il était évident qu'il ne cherchait qu'à plaire aux communes. Il n'y avait plus à balancer pour éloigner un ministre qui prétendait, par la puissance populaire, s'associer à l'exercice de l'autorité royale. Le peuple de Versailles fut instruit de ce projet : il se transporta tumultueusement dans les cours du château, au moment où Necker se rendit chez le roi. L'on voyait ses partisans aller et venir dans les galeries, s'entretenir avec les membres des communes, pour les enflammer en sa faveur. L'infortuné monarque fut encore obligé de céder. Le chemin du ministre, en sortant de l'appartement du roi, était de passer par les galeries; mais il voulut savourer les applaudissemens, s'assurer de son ascendant, et effrayer le roi et la reine par le spectacle des transports que sa présence devait exciter. Il descendit le grand escalier, au doux bruit des battemens de mains répétés, en feignant d'être entraîné par la multitude. Escorté, pressé, applaudi d'une foule immense, il se rendit lentement chez lui, en traversant les cours et les rues inondées des flots renaissans et agités d'un public aveugle et trompé. Quelques personnes, surprises du chemin qu'il prenait, demandèrent où il allait. Chez lui, par le plus court, dit un homme d'esprit. J'ai vu ce que je raconte : j'ai vu aller chez M. Necker des grands, des femmes que guidait le plus aveugle enthousiasme. On vit, en ce moment, une des plus grandes dames de la cour, connue par son ardent fanatisme pour Necker, et par ses cabales en sa faveur, arrétée devant une des grilles du château, contemplant avec délices ces mouvemens tumultueux, jouissant du triomphe de Necker, et s'écriant avec une orgueilleuse satisfaction : On n'oserait le renvoyer! Le roi supporta encore quelques jours sa vue, et prit enfin le parti de l'éloigner. Mais bientôt après il fut forcé de le rappeler. L'Assemblée, entraînée par le comte de Lally, et pressée par les mouvemens populaires, lui dépêcha des courriers, et la France entière fit des vœux ardens pour son retour. Ceux qui ne le connaissaient pas, allaient jusqu'à craindre qu'il ne se refusât à tant d'empresse mens; ceux qui jugeaient mieux savaient que la vanité l'empor

terait sur tout autre intérêt, et sur la politique qui devait l'empêcher de revenir dans un poste qu'il ne pouvait conserver. A peine fut-il arrivé que chacun fut étonné d'avoir désiré son retour; l'Assemblée le vit revenir avec indifférence, le peuple cessa de prononcer son nom, et les orateurs démagogues déclamèrent avec impunité contre lui. Il fut attaqué dans les journaux. Il tâcha vainement de louvoyer au fort de l'orage: sans ressource dans l'esprit, sans caractère politique, il ne sut être ni l'honime du peuple, ni l'homme du roi. Il quitta le ministère sans faire la plus légère sensation. » Passons maintenant au portrait que le célèbre Lavater a tracé de M. Necker.

«< Rendu à Bâle, le vendredi 24 juillet 1789, dit-il, é ant invité par madame de Staël à dîner avec M. Necker, je vis pour la première fois, au sein de sa famille, cet homme également distingué par sa renommée, son sort, ses talens et son mérite. Vous savez que je fais un cas extraordinaire de la première impression. Quoiqu'en détail je me fusse représenté M. Necker tout différent, sa figure, au premier aspect, répondit à mon attente; mais, vu de plus près, je fus surpris de la différence de ses traits avec toutes les estampes qu'on en a faites: mon jugement physiognomonique du total fut bientôt décidé. Le tout, dans un certain éloignement, inspire un sentiment de vénération; observé de près, plus d'amabilité se fait apercevoir

>>> La construction de cette tête n'appartient pas aux formes originairement grandes et caractéristiques de la nature. Elle n'en est pas un produit absolu, unique, original, un trait hardi, un salto mortale; comme par exemple, en différens degrés, celles de Newton, Locke, Montesquieu, Chatham, Pitt, ou même de Voltaire, Rousseau, etc. Mais le tout a quelque chose de si unique, approchant de la perfection morale, décisif pour la sagesse tranquille et la prudence consommées, et ses traits, en détail, se réunissent pour exprimer l'honnêteté, la bonté, la douceur et la noblesse de

sentiment.

>> M. Necker parla peu, particulièrement dans le commencement. Il ne me parut, quoique dans un des plus importans momens de sa vie, ni triste, ni abattu, ni distrait, ni intérieurement déchiré, ni dans un état d'indécision, de crainte, et encore moins de joie. Il avait été cependant la veille au-devant de son épouse et de sa

fille chérie, avait reçu son rappel du roi et de l'Assemblée nationale, et s'était déchargé de sa réponse; malgré cela, point d'agitation ni de signes d'un esprit absent ou absorbé dans de profondes méditations. Il gardait le sérieux d'un sage, et cela sans affectation, sans air ni effet.

>> Je témoignais à son épouse, d'une taille longue et d'une complexion délicate, ma surprise sur la tranquillité de son époux dans un si grand moment. L'ingénuité de sa réponse me frappa. « Il n'est pas, me dit-elle, aussi tranquille qu'il vous le paraît; sans cela il aurait parlé davantage.- Si vous n'appelez pas cela tranquille, repartis-je, quelle ne doit donc pas être sa sérénité dans des temps ordinaires? »

>> Sa voix est extraordinairement douce; comme tout en lui est tranquille, posé, mûr, mâle et éloigné de toute pédanterie, l'usage du grand monde se fait entrevoir; mais le ministre d'État est frappant en lui; tout l'annonce, mais sans la moindre ostentation. Si j'avais vu M. Necker sans le connaître, je ne l'aurais jamais pris pour un simple homme de lettres, ni pour un militaire, ni pour un artiste, ni pour un négociant; car, dans cet état même, il était déjà dans l'ame prédestiné ministre. Il paraît être né et formé pour diriger des finances. Il écoutait avec la tranquillité complète d'un sage qui examine tout, qui n'anticipe rien, qui approfondit tout. Toutes ses paroles étaient pesées, mais coulaient de source; tous ses regards attentifs, quoique modestes et discrets; toutes ses réponses pertinentes et noblement exprimées sans aucune tournure recherchée; tous ses propos mûrs et achevés. Son front a quelque chose d'un tendre féminin: il n'a ni nœuds, ni angles, ni rides ; il recule, il est comme tous les fronts de cette espèce. Dans ses paupières, qui ne sont ni épaisses, ni fortement prononcées, comme aussi dans le doux enfoncement de l'oeil et dans la couleur et la

coupe de ses yeux, il y a une expression infinie de cette sagesse pleine de noblesse et de gravité mêlée de douceur. Et quand je n'y trouve point ce feu étincelant du génie, j'y remarque par contre quelque chose d'un esprit supérieur aux seuls intérêts de cette terre, et qui n'est pas étranger au monde invisible. Les morceaux les plus sublimes de ses opinions religieuses semblent avoir tire leur origine de ces célestes régions. Dans son regard attentif, insinuant et réfléchi, on distingue l'esprit analytique. Cet homme

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