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leur puissance tous les suppôts des justices subalternes, et cette multitude innombrable d'avocats, de procureurs, de clercs, d'huissiers, répandus dans toutes les parties du royaume : c'est une armée toujours prête, non à combattre, mais à faire quelquefois beaucoup pis, à répandre partout le trouble, la défiance et les alarmes par ses plaintes, ses murmures et ses clameurs.... Rien de plus ridicule en apparence que cette lutte qui s'est si souvent renouvelée entre les ministres de la justice et ceux de l'autorité; mais, au fond, rien de plus sérieux, rien de plus redoutable. Toutes les fois que les Cours souveraines n'ont employé que les armes qui étaient à leur usage, elles ont presque toujours été invincibles; leur force d'inertie a résisté à tous les efforts de la puissance royale, et les arrêtés des parlemens, motivés avec autant de mesure et de modération que de courage, l'ont emporté le plus souvent sur les arrêts du Conseil, de quelque pouvoir qu'on ait entrepris de les appuyer. Un arrêté de la Cour, envoyé à cette foule de tribunaux qui en ressortent, suffit pour suspendre tous les exercices du pouvoir exécutif. Il arrête, pour ainsi dire, au même instant, tous les mouvemens de l'administration. Plus de justice, plus de police, et, si l'on veut s'obstiner même, plus d'impôt à percevoir. C'est une manière très-commode et très-légale de sonner le tocsin d'une extrémité du royaume à l'autre, et l'on voit aisément de quel effet pourrait être un pareil instrument entre les mains d'un génie factieux.

>> Il est constant que, si le pouvoir que les parlemens s'attribuent ne leur a jamais été confié, il leur a certainement été abandonné, puisqu'on les a vus l'exercer depuis long-temps, mais, à la vérité, suivant les circonstances, avec plus ou moins d'éclat. Ce qu'on ne peut contester encore, c'est que, par le fait, aucun ordre, aucune autre assemblée, pas même celle des états-généraux, n'a décidé de plus grandes questions nationales que le parlement de Paris, car il a cassé le testament de Louis XIV plus arbitrairement qu'il n'oserait casser celui d'un particulier; il a disposé deux fois de la régence; il a consenti bien sûrement plus d'impôts que n'en avaient jamais accordé tous les états-généraux réunis. Après cela, comment se trouver conseiller au parlement, et ne pas se croire, au moins dans certaines circonstances, un peu plus que roi ?

» Cette puissance parlementaire, tour à tour si faible et si redoutable, jamais reconnue, mais toujours assez inquiétante, s'est vue souvent tourmentée, exilée, honnie, humiliée, renversée même, sans que le principe essentiel de sa force en eût éprouvé la moindre atteinte. C'était toujours le palladium de la liberté nationale, parce qu'il n'en existait plus aucun autre. L'ancienneté de l'abus qui l'avait élevé à cette dignité en était le titre le plus respectable, et tout le monde se croyait intéressé à respecter un corps si fort intéressé lui-même à maintenir tous les abus consacrés en quelque sorte par son silence ou par son aveu.

» Ce n'est qu'en essayant de remplacer par quelque chose de réel ce qui, pour tout ministre habile, n'était qu'un fantôme plus ou moins importun, que la nation pouvait être amenée à désirer véritablement un autre état de choses. C'est ce que le parlement crut voir dans l'établissement des administrations provinciales; c'est ce qu'il vit avec plus de terreur encore dans la convocation d'une assemblée des notables. Il ne douta plus que le projet de l'autorité ne fût de se passer de lui; et voilà quelle fut évidemment la première époque du plan de résistance, ou pour mieux dire, d'insurrection manifeste de toute l'aristocratie parlementaire, à laquelle crut devoir se réunir bientôt celle des nobles et du clergé. Toutes ces puissances se crurent menacées à la fois par celle de l'autorité ministérielle. Toutes ne virent plus d'autre ressource que celle d'en appeler à la nation, et la nation, qui, depuis long-temps, n'était plus rien, sentit enfin qu'elle devait, qu'elle pouvait être quelque chose.

>> Jamais aucun ministre n'avait montré autant de talent que M. de Brienne, pour décomposer une grande machine politique Il en désunit, il en faussa tous les ressorts; on peut dire que dans l'espace de peu de mois, grâce à l'heureux ascendant de son génie, on ne vit plus un seul corps en France rester à sa place, ou conserver son mouvement naturel. Le parlement adopta tout-à-coup le système le plus contraire à ses intérêts, un système qu'il avait anathématisé cent et cent fois. Il appela à grands cris le secours qu'il avait le plus à redouter; tous les autres, comme pressés par quelque chose de surnaturel, demandèrent la convocation des étatsgénéraux, et firent, pour ainsi dire, amende honorable aux pieds de la nation, pour avoir, usurpé si long-temps le plus beau de ses

droits. Dans l'assemblée des notables, la noblesse et le clergé avaient déjà reconnu la justice d'une répartition égale de tous les impôts. Comment imaginer que tant de résolutions désintéressées, tant d'actes solennels de patriotisme ne serviraient qu'à fomenter le trouble, accroître le désordre, porter au comble les embarras et le désespoir de l'administration? D'abord on crut, et peut-être était-il assez naturel de croire que de si grands sacrifices ne pouvaient avoir été offerts de bonne foi. Ce sentiment vague d'inquiétude et de défiance ne put manquer de s'accroître, lorsqu'on vit la marche incertaine du ministre, essayant tour à tour de la politique de Richelieu et de celle de Mazarin, sans avoir même assez d'art pour jouer ni l'une ni l'autre; défaisant le lendemain ce qu'il avait fait la veille (1); croyant réparer sans cesse un acte de violence par un acte de faiblesse, et presque toujours l'acte de faiblesse par un acte de violence plus révoltant que ceux qui l'avaient précédé; entreprenant, au milieu du désordre le plus alarmant des finances, ce qu'il eût même été difficile de faire réussir avec les ressources les plus abondantes; aliénant enfin toute la cour, et bientôt après, toute la nation par des réformes et des suppressions dont le résultat était de tarir tous les canaux de la richesse et du crédit. »

Note (E), page 113.

Voici de quelle manière les derniers momens de Louis XV et les circonstances qui précipitèrent sa fin sont racontés par M. Lacretelle, dans son Histoire du dix-huitième siècle, T. IV, p. 339.

(1) A l'occasion du caractère de ce ministre, nous citerons une anecdote peu importante en elle-même, mais cependant digne de remarque. En se rendant à Paris, l'archevêque logeait toujours dans une auberge dont il affectionnait l'hôte. Lorsqu'il fut nommé ministre, cet aubergiste dit à un voyageur qu'on verrait beaucoup de changemens sous ce nouveau ministère. On lui demanda ce qui lui faisait faire cette conjecture. « C'est, dit-il, que toutes les fois que monseigneur est passé chez moi, il a toujours bouleversé ma maison : c'est en vain que je conservais son appartement dans l'état où il le laissait. A son retour, ou il en prenait un autre, ou bien il en faisait changer l'ameublement. >>

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« La comtesse Du Barry, pour conserver son empire sur son amant, avait eu déjà recours à l'infâme épreuve imaginée par la marquise de Pompadour : elle se prêtait aux infidélités du roi, et choisissait elle-même les objets qui devaient être livrés à ses caprices. Cette complaisance ne la dégradait pas aux yeux de Louis, qui revenait à elle avec plus d'ivresse. Tantôt, en présence de la cour, il lui montrait une galanterie respectueuse; tantôt il laissait éclater devant elle des transports indécens pour un roi, et ridicules pour un amant sexagénaire. D'abord elle s'était inquiétée des lueurs de conversion qu'il laissait quelquefois paraître; mais ensuite elle osa concevoir l'espérance de les faire servir au succès d'un projet impudent : c'était celui de devenir l'épouse du roi, comme madame de Maintenon l'avait été de Louis XIV. Si l'on en croit quelques Mémoires de ce temps, plusieurs des conseillers intimes du roi ne jugeaient pas un tel mariage impossible. J'abrège le tableau des turpitudes dont cette époque se compose, et crois inutile de montrer le vicomte Du Barry toujours impérieux auprès d'une belle-sœur qui avait été sa maîtresse, osant seul lui faire entendre encore le langage du mépris auquel sa jeunesse avait été condamnée, la menaçant de lui donner une rivale, épousant, pour l'effrayer, une jeune femme d'une beauté comparable à la sienne, essayant si le roi pourrait être séduit par ce nouvel objet, et faisant, à prix d'or, sa paix avec sa concubine illustrée. Je ne parlerai point de ses frères, de leurs communes déprédations, ni des faibles efforts de l'abbé Terray pour leur fermer le Trésor royal; du trafic de lettres-de-cachet scandaleusement exécuté par la maîtresse cupide du duc de La Vrillière; de la lâ– cheté de deux princes de l'Église, qui venaient souvent déshonorer leur caractère et la pourpre romaine aux pieds de la comtesse Du Barry. Je n'emprunterai point à des libelles, dont le témoignage est trop souvent confirmé par une tradition contemporaine, une foule d'anecdotes qu'on ne peut même indiquer sans blesser la décence. Il faut se taire sur les jeux de la comtesse Du Barry avec Louis XV, et sur la hardiesse extravagante de ses propos familiers. Je ne ferai point un parallèle des bruyantes orgies de Philippe d'Orléans, avec les orgies un peu plus clandestines, mais beaucoup plus condamnables d'un roi chez qui la vieillesse, au défaut de la morale, eût dû réprimer les vices. Ces faits sont

bien connus, mais on n'en a pas assez examiné les conséquences. Ils suffisent pour détruire l'opinion trop répandue de nos jours, que la monarchie française s'était relevée pendant les dernières années de Louis XV. C'est se contredire étrangement que de la voir ébranlée, comme elle le fut, en effet, par les désordres du régent, et de croire qu'elle pût reprendre une force véritable quand les désordres de Louis XV surpassaient ceux dont son berceau fut entouré, et quand ils avaient pour témoins une géné– ration d'hommes formés à des habitudes nouvelles de réflexion et d'indépendance.

>> La mort de Louis XV avait précédé ce traité, qui fut signé au mois de juillet 1774. Je vais passer d'un règne, dont les dernières années n'offrent que des images abjectes, à un règne plus court, dont aucune puissance ne pourra rendre avec assez de force ni de vérité les déchirantes catastrophes. Le prince malheureux qui va monter sur le trône, semble absous d'avance des fautes qu'il peut commettre, par les fautes et encore plus par les vices de son prédécesseur. Non, Louis XV, jouet de ses ministres, de sa favorite, méprisé de ses voisins, haï de ces Français qui lui avaient donné avec tant d'ivresse un surnom délicieux; ce roi injuste dans sa cupidité, prodigue sans être libéral, n'avait point, dans ses derniers jours, restauré la monarchie. Il était trop loin de tout sentiment magnanime, pour exercer la même autorité qu'un Philippe-Auguste, qu'un saint Louis, qu'un Henri IV. Il avait trop peu de volonté pour rappeler Philippe-le-Bel, trop peu de prudence et d'économie pour imiter l'administration paisible d'un Charles V et d'un Louis XII; trop de vanité pour se restreindre au rôle de Louis XIII; enfin il détestait trop la fraude, la violence et la cruauté, pour être un Louis XI. Il me reste à parler de la cause de sa mort. Ici les témoignages des contemporains me condamnent à répéter un fait qu'on voudrait faire passer pour une invention de libellistes.

» Louis XV, depuis plus d'un an, était livré à une tristesse qu'on ne pouvait plus confondre avec son ennui accoutumé. On l'avait vu languissant et rêveur pendant les fêtes qui furent données à l'occasion du mariage du comte d'Artois. (Ce jeune princc avait épousé une fille du roi de Sardaigne; deux ans auparavant, son frère, le comte de Provence, avait épousé une sœur de cette princesse. }

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