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des gouvernants, l'habitude de juger criminel tout ce qui est mystérieux, aura sans doute altéré les récits à ce sujet ; il est donc impossible de discerner ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans ces imputations toujours est-il que des postes de surveillance furent placés durant la nuit, que l'on fit des perquisitions, et que l'on découvrit sept mille initiés dans la seule enceinte de Rome. Un grand nombre de femmes, reconnues coupables, furent remises à leurs parents pour qu'ils leur inflígeassent le supplice domestique; enfin l'enquête, continuée de ville en ville, fit trouver partout une foule d'initiés.

D'autres atrocités se multipliaient, et, dans une seule année, cent soixante-dix femmes furent convaincues d'avoir empoisonné leurs maris pour en épouser d'autres. Que le crime fût constant ou que la loi eût frappé des victimes innocentes, il n'y aurait pas moins d'atrocité. Que dire des cérémonies destinées à invoquer ou à célébrer la victoire, et de la coutume d'enterrer des hommes vivants ou d'en égorger par troupeaux dans les triomphes? C'était pour• tant l'époque où les mœurs commençaient à se polir, par le contact des étrangers. La médecine était d'abord abandonnée aux superstitions et à l'empirisme : Caton le censeur, en pythagoricien, considérait les choux comme le remède unique; défendait aux servantes de rien donner aux bestiaux malades; réglait selon le nombre ternaire la composition des ingrédients dans les remèdes à administrer aux génisses, et prétendait guérir les luxations au moyen de formules magiques (1). Le Grec Arcagate fut le premier à exercer dans Rome la médecine comme science. Valérius Messala apporta de Sicile le premier cadran solaire; et l'on y était à tel point ignorant, que l'on s'imagina qu'il pourrait servir à Rome, bien que fait pour un autre méridien. Scipion Nasica introduisit ensuite la clepsydre; un autre Scipion fut le premier à se raser la barbe: puis le luxe s'accrut à tel point, que le sénat ayant cherché à y mettre un frein par la loi Oppia, les femmes se soulevèrent en tumulte, courant par la ville sans retenue ni pudeur, et me

(1) Luxum si quod est, hac cantione sanum fiet. Harundinem prende... incipe cantare in malo: S. F. MOTAS VÆTA DARIES DARDARIES ASTATUTARIES : dic una paries usque dum coeant... Vel hoc modo: HUAT HANAT HUAT ista PISTA SISTA, DOMIABO DAMNAUSTRA ET LUXATO : vel hoc modo: HUAT, HUAT, HUAT ISTA SISTAR SIS ARDANUABON DONNAUSTRA. (S. F. signifie sanitas fracta.) De re rustica, c. 160.

Ennius.

Nævius.

naçant de ne plus devenir mères: Scipion l'Africain lui-même, dont les mœurs étaient loin d'être austères, se plaignait que les femmes fussent élevées dans l'art des comédiennes et à des prestiges déshonnêtes (1).

Encore si le luxe eût aidé dans Rome à la culture des arts, comme chez les peuples industrieux! mais non, il fallait pour l'alimenter piller l'ennemi et opprimer les clients. Pour faire de l'argent, les sénateurs équipèrent des navires de transport, sur les chargements desquels ils bénéficiaient. On entretenait dans chaque grande maison un esclave grec, chargé d'enseigner aux enfants la langue d'Homère et la générosité. Oui, un esclave!

Cependant Livius Salinator, ce sévère censeur qui, durant sa magistrature, admonesta vingt-quatre des trente-cinq tribus, avait chez lui, pour instituteur de ses enfants le Tarentin, Livius Andronicus, qui traduisit l'Odyssée en latin, et fit représenter le premier sur la scène des imitations des drames grecs. La demeure de Paul Émile était remplie de pédagogues grecs, sophistes, grammairiens, rhéteurs, sculpteurs, peintres, écuyers, chasseurs. Ennius, natif de Rudiæ en Calabre, centurion en Sicile et en Espagne, qui se vantait d'avoir trois âmes parce qu'il savait l'osque, le grec et le romain, fut le client et le panégyriste de Scipion l'Africain; il voulut que l'Italie lui dût de joindre à la gloire des armes celle de la poésie, et choisit pour sujet d'une épopée la première guerre punique et l'éloge des Scipions.

Il disait que Rome se maintenait forte parce qu'elle conservait les mœurs antiques (2); et pourtant ses chers Scipions avaient surtout contribué à les altérer, en y introduisant celles de l'étranger. Un autre poëte, le Campanien Nævius, osa élever la voix contre ces innovations: pour faire la guerre à l'aristocratie et aux partisans de ce qui était grec, il préféra aux mètres ioniques la rudesse du rhythme saturnin, originaire du Latium; il inventa la tragédie pretextata, dans laquelle des personnages, aux caractères et aux costumes nationaux, remplaçaient les héros étrangers revêtus du pallium; et il lançait ses traits contre les patriciens orgueilleux, les Claudius, les Métellus, les Scipions.

Ces maisons et d'autres voulaient bien conserver avec opiniâ

(1) Docentur præstigias inhonestas, eunt in ludum histrionum, in ludum saltatorium, inter cinædos virgines. Ap. MACROBE.

(2) Moribus antiquis res stat romana vireisque. Ap. S. AUGUST.

treté les formes du droit patricien, qui avaient servi à leurs ancêtres pour régir les familles de leurs clients et de leurs esclaves; mais, favorisées par la victoire et par le mérite personnel de leurs membres, elles méconnaissaient les lois, et mettaient leur orgueil à la place de la justice, le droit héroïque à celle de la loi écrite, empêchant la plèbe de parvenir en fait à l'égalité qu'elle avait acquise en droit. C'est pour cela que Nævius faisait dire à l'un de ses personnages: Souffre, puisque le peuple souffre aussi. Il faisait dire au peuple : Ces rois n'oseront pas lancer leurs traits contre ce que j'ai, moi, sanctionné au théâtre par mes applau dissements. Combien la tyrannie l'emporte ici sur la liberté! Les Métellus, qu'il avait attaqués par ce vers, Les Métellus naissent consuls dans Rome, lui répondirent sur le même ton par celui-ci : Les Métellus causeront malheur au poëte Nævius (1); et ils le firent mettre en prison. Mais il y écrivit encore, et cette fois contre les Scipions, en rappelant que le fameux Africain avait été emmené par son père de la demeure de sa maîtresse, avec un simple pallium pour le couvrir. Les Scipions invoquèrent contre lui la loi des Douze Tables, qui prononçait la peine de mort contre l'auteur de libelles diffamatoires. Mais les tribuns s'étant interpo. sés, il parut suffisant de le condamner à l'exposition publique et au bannissement en Afrique. Il composa au moment de son départ son épitaphe, dans laquelle il regrettait que l'originalité italienne dût périr avec lui. Le peuple garda son souvenir, et donna son nom à une porte de la ville; du temps d'Horace, ses vers étaient encore dans toutes les bouches (2).

Nævius appelait ces magistrats des rois, et tels ils paraissaient en effet en se plaçant au-dessus des lois. Le consul Caïus Flaminius se mettait en lutte non-seulement avec le sénat, mais encore avec les dieux immortels: méconnaissant la majesté des pères conscrits, celle des lois, et les auspices des dieux (3), Quintius Flamininus, qui s'était joué des Gaulois, fut prince du sénat. Tous ces patriciens puissants, contractant des alliances entre eux, opposaient

(1) Fato Metelli Romæ fiunt consules.

Dabunt malum Metelli Nævio poetæ.
Metellus signifie portefaix, faquin.

(2) VARRON, De lingua Latina, IV, 45.
(3) Tite-Live, XXI, 27 ; XXII, 4.

Caton.

leur force commune à la loi et à la justice. On est séduit par certains traits, empreints du caractère héroïque, qui apparaissent encore à cette époque. Fabius, accusé par un tribun, répond : Fabius ne peut étre suspect à ses concitoyens. Il se présente pour un de ses gendres auquel on imputait une trahison, et dit : S'il était coupable, il ne serait plus mon gendre; et il n'en faut pas davantage pour obtenir une sentence d'absolution. Émilius Scaurus, inculpé d'avoir trahi la république à prix d'or, déclare l'accusation fausse, et cela suffit. Un Métellus est poursuivi pour concussion, et le sénat détourne ses regards des registres produits à sa charge (1). Scipion l'Africain, sommé de rendre compte des deniers publics mal employés, rappelle ses victoires sur les Carthaginois, et sa cause est gagnée.

De pareils traits séduisent, disons-nous : mais quel devait être le sort de la plèbe, quand tels étaient les moyens de justification qui suffisaient aux nobles? Scipion l'Africain refusa le consulat à vie, mais conserva toujours un pouvoir dictatorial. Un jour que les questeurs hésitaient à ouvrir le trésor public parce que les lois le défendaient, il saisit les clefs et l'ouvrit, quoique simple particulier, Sa statue avait été érigée dans le sanctuaire de Jupiter; celle de Lucius Scipion était dans le Capitole, avec le manteau et le costume grecs (1). Ils accordaient, à la manière des rois, leur faveur aux gens de lettres; Plaute et Térence furent protégés par Scipion et Lélius; on disait même que leurs patrons les aidaient dans leurs compositions. Le philosophe Panétius et l'historien Polybe les accompagnaient dans leurs expéditions.

La censure de Marcus Porcius Caton fut terrible pour l'aristocratie et pour les innovations. Ce jeune plébéien, d'une sagacité remarquable, comme l'indiquait son surnom (catus), courageux dans ses actions, mordant en paroles, avait combattu à l'âge de dix-sept ans contre Annibal. Il avait ensuite habité Tusculum; de là, parcourant dans la matinée les villes des environs, il y plaidait gratuitement; puis à son retour se dépouillait de ses vêtements, et se mettait à travailler aux champs avec ses esclaves, partageant leur nourriture, et buvant comme eux de la piquette, ou de l'eau et du vinaigre. Cependant ces esclaves n'étaient à ses yeux que du

(1) VALÈRE MAXIME, II, 10; III, 8; IV, I, 3; VIII, 1.
(2) Id., III, 7, 6; VIII, 15.

bétail; il les achetait, les instruisait, et les revendait : il disait qu'un bon chef de maison devait se défaire des vieux charriots, des vieux fers et des vieux serviteurs. Il avait établi une taxe pour les esclaves qui voulaient s'unir avec une esclave. Après chaque repas il faisait fouetter ceux qui s'étaient montrés négligents dans leur service. Il avait soin d'entretenir entre eux des sujets de dissension, craignant qu'ils ne fussent trop d'accord. Plus tard, il exerça l'usure la plus infâme du temps, l'usure maritime. Il s'enivrait quelquefois il entretenait dans sa maison des liaisons intimes avec une servante, et, à l'âge de quatre-vingts ans, il épousa la fille, toute jeune encore, d'un de ses clients.

Tel fut le modèle de la sévérité des mœurs antiques, le réformateur de la corruption romaine, celui dont le nom sert encore proverbialement pour indiquer un homme austère et de réputation intacte. Valérius Flaccus l'appela à Rome, où il devint, avec l'appui des Fabius, tribun d'une légion, questeur, préteur, cousul, puis censeur avec son ancien patron. Lorsqu'il fut en Espagne en qualité de préteur, il congédia tous les fournisseurs de vivres, en disant que la guerre devait nourrir la guerre. Il prit en trois cents jours quatre cents villes ou bourgades, qu'il fit toutes démanteler à l'instant même. Il rapporta au trésor public des richesses immenses; mais au moment de se rembarquer il vendit son cheval de bataille, afin, disait-il, d'épargner au fisc la dépense du trajet. Il avait fait toutes les marches à pied, portant lui-même ses armes, et suivi d'un seul esclave chargé de quelques provisions. Il obtint les honneurs du triomphe; mais à peine avait-il déposé les insignes de triomphateur, qu'il partait comme simple tribun, pour faire la guerre à Antiochus le Grand : le général avoua qu'il lui devait la victoire des Thermopyles, et le chargea d'aller en porter la nouvelle à Rome.

Tandis que les Romains ne savaient qu'admirer la Grèce, Caton, par un excès d'orgueil national, ne cessait de la rabaisser. Il ne voulut jamais étudier sa littérature; et si plus tard il jeta les yeux sur les ouvrages de Thucydide et de Démosthène, ce fut pour les juger sévèrement. Socrate lui paraissait un bavard turbulent, qui agitait sa patrie par des innovations dangereuses. Il reprochait à Isocrate de laisser ses disciples vieillir dans son école, au point qu'ils ne pouvaient plus avoir, en sortant, à pérorer qu'aux champs Élysées. Il grondait son fils de ce qu'il étudiait les auteurs

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